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connaît, il connaît surtout son entourage, la cour qu’il juge. « Que sont ces gens qui traitent de haut en bas les autres ? À qui ne faisaient-ils pas la cour naguère, et pour quoi obtenir ?… Des gens qui se méprisent les uns les autres et se font des protestations d’amitié, qui cherchent à se supplanter et se font des soumissions. » Ailleurs il se parle à demi-mot, mais on devine sa pensée. « Voilà donc pourquoi ils nous aiment, ils nous honorent ! Habitue-toi à considérer dans leur nudité ces petites âmes. » Mais s’il connaît la cour, il contient ses mépris, il se fait même une loi de n’en plus dire du mal. Il a trop cédé quelquefois à la tentation de blâmer ; heureusement il s’est ravisé. « Que personne ne t’entende plus critiquer la vie de la cour ! » Non-seulement son austérité ne laisse point paraître de dédain, mais il se met en garde contre les jugemens trop sévères qu’il pourrait porter sur les hommes et se trace cette règle équitable : « Il y a mille circonstances dont il faut s’informer pour prononcer sur les actions d’autrui. » Ne pas déclamer contre le vice, ne pas le flatter non plus, voilà sa maxime, qu’il condense en un beau mot : « Ne sois ni tragédien ni courtisane. »

En constatant que cet empereur philosophe n’a point trop prêché, qu’il a même quelquefois désespéré des hommes et les a jugés avec une certaine amertume, nous ne songeons pas à lui faire un mérite d’avoir regardé de haut l’humanité. Rien n’est plus facile à un souverain que de mépriser les hommes, de prendre en pitié le conflit des convoitises qu’il a souvent le tort d’exciter volontairement lui-même, et de rire des vices qu’il a créés autour de lui. Nous voulons simplement remarquer le sens pratique d’un prince qui appartient de cœur et d’esprit à une doctrine prêcheuse, qui, par son éducation, ses études, ses préoccupations journalières, sa foi philosophique, pouvait être tenté de faire de la propagande indiscrète et qui a pris sur lui de s’en abstenir, comprenant qu’un souverain qui veut régenter les âmes risque sa dignité, s’il est trop complaisamment écouté par les hypocrites, et son autorité, s’il n’est pas obéi. Sans commander toutefois, sans rien entreprendre sur la liberté intérieure de chacun, il ne s’est pas cru interdit d’agir en particulier sur les cœurs capables de le comprendre. Il se rappelle en plus d’un endroit et se précise les règles de la persuasion morale : « Tâche d’émouvoir sa raison par la tienne, montre-lui sa faute, rappelle-lui son devoir. S’il t’écoute, tu le guériras. » Par une ingénieuse et belle comparaison, il montre ce qu’il faut dans cette propagande intime d’inépuisable bonté, mais aussi de discrétion. Une âme qui veut en éclairer une autre doit ressembler à un rayon qui pénètre dans un lieu obscur. Le rayon s’allonge et s’applique au corps opaque qui s’oppose à son passage : là il s’arrête sans dé-