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un de ses maîtres de lui avoir appris à écrire simplement ses lettres. Dans son manuel, où il se parle à lui-même, il s’exhorte sans cesse à la vérité. Le moindre mensonge, fût-il dicté par les convenances officielles, lui paraît un outrage fait à sa propre dignité, au génie qui réside en lui. « Que toutes tes paroles aient un accent d’héroïque vérité. » Il s’indigne contre lui-même quand par hasard il se trouve en faute. « Seras-tu quelque jour enfin, ô mon âme, toute nue, plus visible à l’œil que le corps qui t’enveloppe? » Il se sent mal à l’aise derrière les conventions de langage, les bienséances de cour qui l’obligent à dérober quelquefois aux hommes ses véritables sentimens et se fait là-dessus des gronderies charmantes : « On doit pouvoir lire dans tes yeux à l’instant ce que tu as dans l’âme, comme un amant saisit dans un regard les pensées de sa maîtresse. » Tel fut son amour pour la vérité, et si constant est chez lui le besoin de se découvrir qu’il a dû souvent renoncer au rôle étudié d’un souverain, pour n’avoir pas à subir vis-à-vis de lui-même l’humiliation secrète d’un mensonge même innocent. Dans cet examen de conscience qui est rempli de luttes paisibles et d’émotions intérieures, on sent partout ce conflit de l’homme qui voudrait être toujours sincère et de l’empereur qui n’a pas le droit de se montrer trop candide.

Quand on parcourt d’un esprit recueilli les Pensées de Marc-Aurèle, on croit entrer dans un monde qui n’est plus celui de l’antiquité. C’est encore la doctrine de Sénèque et d’Épictète; mais le stoïcisme a pour ainsi dire désarmé. Les mêmes principes ont perdu leur âpreté, leur raideur, leur pointe. Le stoïcisme n’a plus rien de menaçant; il ne poursuit plus le vice, il a renoncé aux formules absolues, à l’hyperbole, au faste, aux injures altières. On se sent comme enveloppé d’influences clémentes, on dirait que la fibre humaine s’est amollie. Peut-être le règne de cinq bons princes a-t-il pacifié les esprits et fait déposer les armes défensives d’une forte philosophie. Peut-être aussi ce changement tient-il à la haute condition de ce nouveau sage. Le doux et noble empereur, dans l’isolement de sa grandeur, placé au-dessus des hommes et de leurs atteintes, prévoyant d’ailleurs sa fin prochaine, a trouvé sans doute un plaisir triste à s’entretenir avec lui-même, à rendre, avant de quitter le monde, son âme conforme aux lois divines dont il nourrissait sa pensée, à se plonger enfin dans les calmes et sévères délices de la contemplation morale. Quoi qu’il en soit, le stoïcisme, jadis si fier, si provoquant, s’adoucit dans ce livre, devient humble, se répand en amour, en mélancoliques tendresses et rencontre çà et là dans ses désirs de perfection un langage presque mystique.