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qu’on ne l’avait osé faire jusqu’alors; son Othello, représenté le 24 octobre 1829, précéda de peu Hernani. C’était, dans sa pensée, un simple prélude pour des œuvres originales; mais de plus hardis, de plus puissans le devancèrent et livrèrent les premiers le grand combat. L’idée de rivalité se glissa dès lors dans son esprit et n’en sortit plus. Sa Maréchale d’Ancre ne fut elle-même qu’une tentative (25 juin 1831). En général, au théâtre, M. de Vigny tâtonna jusqu’à ce qu’il eût obtenu son succès enfin, un succès des plus vifs et des plus saisissans, par son Chatterton, représenté le 12 février 1835. Il eut là véritablement ce qu’il appelait « sa soirée, » un triomphe public qui peut se discuter, non se contester. Il en demeura sur cette victoire unique et s’y reposa comme sur une ère mémorable et solennelle, sur une hégire de laquelle il aimait à dater.

Cependant des élémens nouveaux, et qu’on n’aurait guère prévus, s’étaient introduits dans sa vie et dans son talent. Dès 1829, M. de Vigny avait été touché et comme mis à l’épreuve par les écoles philosophiques nouvelles qui s’essayaient et qui cherchaient des alliés dans l’art. M. Buchez et ses amis avaient remarqué au sein de la jeune école romantique la haute personnalité de M. de Vigny et avaient tenté de l’acquérir : il résista, mais il fut amené dès lors à s’occuper de certaines questions sociales plus qu’il ne l’avait fait jusque là, et quand il s’occupait une fois d’une idée, il ne s’en détachait plus aisément. La chute de la royauté légitime en 1830 exerça sur lui et sur sa pensée une grande influence : cette première monarchie, si elle avait été plus intelligente, était bien le cadre naturel qui lui aurait convenu, un cadre noble, digne, élégant, orné et un peu resserré, plus en hauteur qu’en largeur. En se brisant par sa faute, elle l’obligea à chercher d’autres points d’appui pour son art, d’autres points de vue. Elle lui laissa, somme toute, moins de regrets que de réflexions de toute sorte qu’il se mit à agiter en tout sens. Il se demanda d’abord ce qu’il aurait fait en ces journées critiques et sanglantes de juillet 1830, s’il était resté dans cette garde royale où il comptait tant d’amis. La lutte de l’honneur et de la raison, du devoir et de l’humanité, se posa clairement à sa vue. De ses souvenirs de sa vie de soldat et des problèmes qu’il y rattachait, sortit ce livre de Grandeur et Servitude militaires, un noble livre, tout plein de choses fières, fines, maniérées et charmantes, où il sculpta d’un ciseau coquet et qu’il croyait sévère la statue de l’Honneur, le dernier dieu qu’il eût aimé à voir debout et respecté au milieu des ruines.

Rien de ce qui est histoire n’y est exact, rien n’y est vu naturellement ni simplement rendu : l’auteur ne voit la réalité qu’à travers un prisme de cristal qui en change le ton, la couleur, les