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téraire se fractionnait à l’infini, où l’énergie de l’intelligence paraissait languir sans direction et sans appui. — Ce n’est pas qu’il y eût une éclipse de talent, que les sources de l’esprit fussent taries, et que nous fussions destinés à mener le deuil de toutes nos grandeurs littéraires, comme nous en avons été bien des fois menacés, comme chacun de nous a pu le craindre aux heures de découragement. Le talent n’avait point disparu, il y en avait au moins autant le lendemain que la veille; mais tout était pour le moment moins favorable, et les intelligences se sentaient dans une sorte d’isolement au sein de la dispersion universelle.

La compensation de ce mal de la dispersion et de la confusion, qui a été la dangereuse faiblesse de notre temps, c’est que les esprits vraiment bien doués se trouvaient contraints à un sérieux effort sur eux-mêmes pour garder leur intégrité. Ils ont eu à se refaire une éducation intérieure sur toute chose. S’ils n’avaient plus pour les stimuler et les soutenir l’influence d’une atmosphère propice, l’appui des groupes et des écoles, où les forces se doublent par la solidarité dans l’action et dans le succès, ils avaient l’indépendance, où se retrempe la virilité. S’ils ne vivaient plus dans une de ces époques faciles où la route est toute tracée, où la médiocrité elle-même prospère quelquefois dans la marche commune, ils étaient heureusement obligés, à leurs risques et périls, de se frayer une voie à travers les débris de doctrines, d’institutions qui encombraient leur siècle. Ce qui est vrai pour les talens qui se sont élevés depuis quinze ans et qui s’élèvent encore tous les jours, c’est qu’ils sont conduits par une fatalité de situation à ne plus accepter des idées toutes faites, à ne plus subir des fascinations consacrées, à s’émanciper des banales complaisances, à ne plus recevoir enfin l’héritage des hommes et des choses qu’avec le droit d’une révision indépendante. Il faut nécessairement qu’ils se refassent une conscience, une pensée, un jugement : œuvre difficile sans doute, ingrate souvent, semée de pièges et de tentations, mais qui n’est pas sans noblesse, qui est toujours faite pour tenter les âmes viriles, et où les esprits peuvent retrouver avec une originalité nouvelle les moyens d’un ascendant rajeuni. C’est là peut-être l’idéal compliqué et sévère des générations peu favorisées qui, succédant à des époques brillantes, qu’elles ont vues s’évanouir sans avoir pu y jouer un rôle, se trouvent jetées avec leurs incertitudes et leurs impatiences dans le tourbillonnement des transitions morales et intellectuelles. On s’est plaint quelquefois de tout ce qui a manqué à ces générations, de leurs faiblesses et de leurs entraînemens; il faudrait plutôt s’étonner de ce qu’elles ont gardé de sève et de tout ce qu’elles ont tenté, de cette lutte intime et obscure dans des condi-