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moyens de se distraire. Il y avait de plus retrouvé un de ses meilleurs camarades d’école, Achille Herbin. Herbin, un peu souffrant des fièvres, avait obtenu de débarquer du brick le Janus, où il était, et de revenir sur la Magicienne. Pendant la traversée de Bahia en France, Herbin et Jacques se lièrent intimement. Herbin avait le caractère ouvert et expansif ; sa gaîté franche, son affection, devinrent un besoin pour Jacques. De son côté, Herbin, d’une intelligence sûre et pratique, se plaisait, bien qu’en les raillant doucement, aux spéculations transcendantes de son ami, dont il ne pouvait méconnaître toutefois le côté original et saisissant. Naturellement Jacques lui avait raconté l’aventure de San-Francisco. Les deux amis la discutaient souvent, et leur entretien se prolongeait parfois fort avant dans la nuit.

Un soir, Jacques parlait à Herbin de rêves assez fréquens qu’il faisait, et dans lesquels la sombre figure intervenait toujours en spectatrice, telle qu’une muette et menaçante énigme. — Je suis sûr, dit-il, que, si je rencontrais un jour cet homme, je me comporterais envers lui avec une réserve qui ne serait pas exempte de terreur.

— Et pourquoi cela ?

— C’est que, à mon avis, certains rêves qui reviennent périodiquement ou à des intervalles plus ou moins éloignés, mais toujours les mêmes, nous indiquent, d’après les sentimens qu’ils nous font éprouver, de quelle façon nous agirons dans des circonstances analogues de la vie réelle. En ce sens, on peut dire que les songes annoncent l’avenir, car, si les circonstances auxquelles ils ont trait se présentent, ils ont sur nous une influence d’habitude. Nous ne nous dérobons qu’avec peine aux impressions que nous y avons subies, aux déterminations que nous y avons prises.

— Il faudrait pour cela que les situations de ces rêves se fissent réalité, et c’est ce qui n’arrive pas.

— C’est ce qui peut arriver. Si mes déductions sont justes, cet homme que je vois, j’ai dû l’apercevoir déjà : il peut être l’assassin de Gerbaud, et je puis tôt ou tard me rencontrer avec lui ; mais, en laissant de côté cette question des rêves, il se passe dans la vie ordinaire quelque chose d’équivalent. Il y a des impressions en apparence non motivées qui nous viennent à l’improviste, nous émeuvent puissamment, que désormais nous ne chassons plus, et d’où naissent pour nous certains pressentimens qui parfois ne trompent pas. En veux-tu un exemple ?

— Oui.

— Eh bien ! à quatorze ou quinze ans, avant d’entrer à l’école navale, j’avais un camarade de collège. Il venait de lire avec grand