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faisait sans lui. En même temps et d’un mouvement machinal il se précipita à son hublot, comme si, par cette étroite ouverture, il eût pu apercevoir le corps une dernière fois ; mais, avant qu’il eût atteint la petite fenêtre, il vit s’y coller, les cheveux trempés d’eau, les yeux glauques, un doigt sur la tempe, la face livide de Gerbaud. Les lèvres lui crièrent : Souviens-toi de me venger ! — La terrifiante vision s’évanouit rapide comme un éclair. Jacques s’élança hors de sa chambre, et, à mi-chemin du pont, rencontra le timonier qui avait oublié de le prévenir. En voyant la physionomie bouleversée de l’officier, cet homme trembla et s’excusa en balbutiant. Jacques ne le punit pas. À quoi bon ? Ce qui était fait ne pouvait se réparer.

Pendant la plus grande partie de la soirée, il ne put réagir contre l’impression de terreur qu’il avait ressentie si soudaine et si vive ; mais à la longue il s’irrita de ce malaise. Jacques avait l’esprit sérieux et voulut se rendre compte de sa souffrance. Il y réussit. Il comprit que, par une évolution rapide de sa pensée, l’image de l’infortuné Gerbaud, tel qu’il l’avait vu à ses derniers instans et tel qu’il se l’était représenté coulant au fond des flots, avait pu lui apparaître. Son hublot, le seul point éclairé de sa chambre, avait dû, comme une toile toute préparée, se prêter à cette illusion de ses sens. Quant aux paroles qu’il avait cru entendre, c’était l’hallucination de l’ouïe complétant l’hallucination de la vue. Cependant ces paroles ne sortaient pas de sa mémoire et l’impatientaient. Certes il était naturel que Gerbaud mourant lui eût exprimé le désir d’être vengé ; mais de quelle façon pouvait-il se conformer à ce désir ? Où était le meurtrier ? Le connaissait-il ? le connaîtrait-il jamais ? Probablement non. Il ne fallait donc pas attacher à ces paroles plus d’importance qu’elles n’en méritaient. D’où venait donc qu’il s’en préoccupât ? En quoi l’engageaient-elles ? D’ailleurs Gerbaud n’avait tout au plus été que son camarade. Ce n’était pas sa faute si le malheureux avait été assassiné au coin d’un bois. Là pourtant Jacques hésitait. S’il se fût hâté davantage au rendez-vous, il eût peut-être empêché le crime de se commettre. Ce demi-remords, qu’il ne s’était point avoué jusque-là, lui expliquait comment il avait entendu les paroles dont il se tourmentait. C’était le sentiment de sa faute involontaire qui s’était réveillé tout à coup et qui lui avait rappelé ces paroles en lui présentant comme une expiation possible l’accomplissement d’un devoir de vengeance ; mais, après y avoir réfléchi, Jacques se courrouça presque de ces excessifs scrupules de conscience. En somme, il n’était point autrement coupable, et, s’en remettant à l’avenir pour les suites de cette tragique aventure, il se promit de chasser autant qu’il le pourrait de son esprit ces