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laisse aux païens les malédictions et les formules magiques qui te font si grand’peur... Non, je ne puis maudire celui que j’ai tant aimé, mais je dois pleurer sur lui...

Déodat était ému jusqu’aux larmes. Prêt à franchir le cercle étroit dans lequel son existence avait été circonscrite, il se sentait encore retenu par les liens du respect et de l’obéissance. Il voulut, à ce moment suprême, se jeter dans les bras du vieillard qu’il allait quitter. — Non, non, lui dit celui-ci, tu ne peux toucher avec le signe de réprobation qui souille ton front la croix attachée sur ma poitrine.

— Dévadatta, crièrent du dehors les brahmanes impatiens, ta mère t’attend; il faut partir!

Le jeune homme, répondant à ce nom qui devait être le sien désormais, sortit pour rejoindre Kalavatty. Celle-ci marchait lentement, la tête basse, sans paraître avoir conscience de ce qui venait de se passer; mais les brahmanes et surtout le pourohita se montraient pleins de joie : il y avait un chrétien de moins sur le sol de l’Inde.


IV. — L’ETANG DE COMBACONAM.

Le premier devoir pour un Hindou est de se marier afin d’obtenir une postérité et de laisser après lui quelqu’un qui offre à son intention des sacrifices aux dieux. Les brahmanes surtout tiennent à perpétuer leur race, et ceux d’entre eux qui n’ont pas d’enfans ou qui les ont perdus s’empressent d’en adopter un, choisi dans leur propre caste. Le pourohita avait vu mourir les siens; devenu vieux et se trouvant sans héritier, son choix se porta sur Dévadatta. Ce fut cet orphelin, solennellement réintégré dans la tribu brahmanique, qu’il lui prit fantaisie de s’attacher par les liens de l’adoption, ainsi qu’il le lui avait promis. Dans les cérémonies qui accompagnent ce grand acte, le rôle principal revient à la mère, parce que, d’après la loi indienne, c’est à la mère qu’appartient l’enfant : elle a seule le droit de l’accorder à celui qui veut le faire entrer dans sa propre famille. Voilà pourquoi le pourohita avait eu recours au mensonge et à la supercherie pour établir que Dévadatta était bien réellement le fils de Kalavatty l’idiote. Celle-ci répéta machinalement et sans les comprendre les paroles sacramentelles qui constituent l’abandon de l’enfant entre les mains du père adoptif. On lui donna en échange et à titre de gages de nourrice, selon l’usage consacré, un habillement neuf et une centaine de pièces d’argent, après quoi la pauvre femme, se trouvant de nouveau abandonnée, retomba plus profondément que jamais dans sa folie. Elle se mit à courir, comme auparavant, de village en village, s’arrêtant aux portes des