Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/525

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

core adolescent, l’un né en Europe et représentant de la civilisation chrétienne, l’autre fils de l’Asie et appartenant à la vieille race brahmanique, cheminer côte à côte, comme un père avec son fils, et partager fraternellement une poignée de riz à l’ombre d’un buisson. Le soir, ils s’arrêtaient dans les villages et allaient prendre leur gîte de la nuit dans quelque chauderie[1] solitaire. Parfois il s’y rencontrait des voyageurs musulmans, des pèlerins hindous se rendant à quelque pagode célèbre, des marchands attachés à la secte dissidente des djaïnas; chacun se tenait tranquille dans son coin, récitant ses prières et s’acquittant des pratiques de son culte, sans affectation comme sans honte, avec cette parfaite liberté d’action qui s’établit d’ordinaire dans les pays où plusieurs religions ont successivement prévalu.

Cependant la santé du père Joseph, déjà fort ébranlée, s’altérait de plus en plus. Il souffrait de la fièvre; ses jambes ne pouvaient plus le soutenir, et le mouvement du cheval lui devenait insupportable. Parvenu à une vingtaine de lieues de Pondichéry, il dut renoncer à continuer sa route. Il se trouvait alors à Chillambaram, ville renommée dans toute l’Inde pour la magnificence de ses pagodes.

— Déodat, dit-il à son jeune disciple, il m’est impossible de faire un pas de plus; la fatigue m’accable.

— Qu’allons-nous faire, padre? demanda celui-ci. Ordonnez, je suis prêt à obéir...

— Tu vas écrire à Pondichéry pour que l’on m’envoie un palanquin... C’est pourtant un luxe que je me suis toujours interdit.

Déodat écrivit la lettre que lui dicta le vieillard; elle partit le jour même, emportée par un de ces coureurs infatigables qui font le service des dépêches à pied, tantôt au milieu des torrens de pluie que verse la mousson, tantôt sous les rayons d’un soleil assez ardent pour fendre les pierres. Etendu sur une natte dans cette misérable chauderie, le missionnaire y attendit avec résignation la venue du palanquin, qui ne pouvait arriver avant une semaine; mais Déodat trouvait les journées longues. Assis sur ses talons auprès du vieillard malade, il apercevait au-dessus des palmiers les pagodes de Chillambaram, qui découpaient sur l’azur du ciel leurs dômes revêtus de cuivre et leurs portiques gigantesques. Cette vue l’attirait; il avait tant entendu parler de ces temples incomparables, visités chaque année par des milliers de pèlerins ! Un matin donc, étant sorti pour aller acheter quelques provisions au bazar, Déodat se dirigea machinalement et comme malgré lui vers les pagodes. L’aspect de ces sanctuaires consacrés à l’idolâtrie lui inspira d’abord une sorte de terreur. Il en faisait le tour avec inquiétude et jetait un regard

  1. Caravansérail, lieu de repos ouvert aux voyageurs.