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des agas et des beys, quant à les dominer par la violence et l’intimidation, il n’y fallait plus songer. Les troupes égyptiennes, qui avaient conservé la Crète à l’islam, continuaient à l’occuper, et en 1830 l’accord des puissances alliées, bientôt consacré par un firman de la Porte, réunissait la Crète à la vice-royauté de Méhémet-Ali. L’Europe avait adopté cette combinaison, parce qu’elle savait le gouvernement égyptien plus fort et plus habile, plus capable de se faire obéir que le gouvernement turc, et le sultan n’avait pu refuser un aussi faible dédommagement au généreux vassal qui avait sacrifié pour lui tant d’argent et tant d’hommes, qui pour lui avait enseveli dans les eaux du golfe de Navarin la plus belle flotte qui depuis longtemps eût fait flotter, au vent la bannière ottomane. L’administration égyptienne se montra en Crète ce qu’elle était sur les bords du Nil, ce qu’elle fut en Syrie, âpre, impitoyable, sans entrailles, avide de gain, mais souvent intelligente, toujours ferme, très décidée à tout faire plier sous sa dure volonté, par intérêt enfin dégagée de tout fanatisme et suffisamment impartiale entre les musulmans et les chrétiens. D’ailleurs il était plus facile à ceux qui gouvernaient la Crète au nom de Méhémet-Ali, de ramener les chrétiens que de s’attacher les musulmans. Ceux des Turcs qui avaient survécu à la guerre ne se courbaient qu’en frémissant sous la main sévère d’un gouvernement impérieux et fort ; ils dissimulaient mal les regrets que leur inspiraient l’ancienne anarchie et l’autorité purement nominale qui la tolérait si patiemment. Méhémet-Ali n’hésita point à faire des exemples. Plusieurs Turcs de distinction, ayant laissé éclater leur mécontentement et tenté de renouveler les vieux abus, furent, en 1830 et 1831, les uns décapités, les autres jetés en exil ou en prison. Ces rigueurs firent sensation. Les Grecs, dont beaucoup avaient quitté l’île à la nouvelle du traité qui la rendait aux musulmans, revinrent en foule. Deux conseils, chargés de décider en appel de tous les procès, furent établis à Megalo-Kastro et à Khania ; ils étaient composés mi-partis de Turcs, mi-partis de Grecs, et il sembla que si quelquefois leurs arrêts manquaient d’équité, c’était du côté des Grecs que l’influence du pacha faisait pencher la balance. D’autres conseils semblables, destinés à juger en premier ressort, furent constitués dans chaque district ; une gendarmerie irrégulière, formée surtout d’Albanais, fut chargée d’assurer l’exécution des ordres souverains, et l’île, au bout d’une année de ce régime, jouissait d’un ordre et d’un calme qu’elle n’avait pas connus depuis bien longtemps. Jamais, depuis la chute de la domination vénitienne, aucun chrétien n’avait pu se croire aussi sûr du lendemain, n’avait senti sa vie et ses biens aussi efficacement protégés.