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chacun soit dans le matériel de pêche, soit dans la pêche elle-même. Les hommes de l’équipage ne sont donc point, des salariés ; ils dépendent pour leur gain de la fortune des filets. Aussi remarque-t-on parmi les pêcheurs de la baie un air d’aisance et de fierté qui contraste singulièrement avec la tristesse et l’humiliation des pêcheurs du Land’s End. Les uns et les autres vivent presque entièrement de la mer ; mais les premiers l’exploitent en maîtres, et les seconds en ouvriers.

À Newlyn, un vieux pêcheur à figure digne et respectable m’offrit cordialement de me montrer son logis et les dépendances. Il possédait deux celliers, l’un pour serrer les instrumens de pêche, et l’autre pour saler le pilchard. Sa maison était petite, mais extrêmement propre et commode. Le salon, dans lequel pouvaient tenir à peine quatre personnes, et qui ressemblait sous ce rapport à une cabine de vaisseau, était meublé avec une sorte de luxe : une vieille horloge faisait son joyeux tic tac dans une cage d’acajou ; une grosse bible splendidement reliée et dorée sur tranche luisait sur une table recouverte d’un tapis à fleurs ; une petite armoire vitrée étalait de riches porcelaines de Chine, et dans un cadre accroché au mur figurait le tableau généalogique de la famille[1]. Cette dernière circonstance indique assez un trait important du caractère des pêcheurs : ils tiennent beaucoup à la naissance.

Les enfans de la baie se distinguent encore par un grand esprit d’entreprise et par un caractère d’indépendance. Il y a quelques années, sept jeunes pêcheurs de Newlyn eurent l’idée d’aller chercher fortune en Australie. Comment traverser sans argent trois mille milles de mer ? La difficulté fut bientôt résolue : ils possédaient entre eux une petite barque de pêche d’environ douze tonneaux qu’ils se mirent à ponter et à gréer pour ce long voyage. Ceci fait, ils arborèrent la voile et perdirent de vue les tranquilles maisons du hameau où plus d’un cœur s’alarmait de leur départ ; En plein Océan, il leur fallut tracer eux-mêmes de tête leur carte marine. La moitié de l’équipage dormait sous le pont, tandis que l’autre moitié veillait, tenait le gouvernail et consultait les astres ou la boussole. À la suite d’incroyables efforts, ils arrivèrent en Australie. Je fus présenté à l’un de ces braves navigateurs sur le chemin de Newlyn, où il se promenait avec sa femme. Après être resté quatre années en Australie, il était revenu dans la Cornouaille, où il jouit maintenant d’une bonne position à bord d’un ancien vaisseau de guerre. Aller en Australie ou à la Nouvelle-Zélande est d’ailleurs une sorte de jeu

  1. Les noms de baptême et de famille, les alliances, tout était marqué avec autant de soin que sur l’arbre généalogique d’un lord tout chargé de blasons.