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de changer de religion : on n’a pour cela qu’à prendre le chemin de la mosquée au lieu de celui de l’église ; mais on ne change pas d’idiome aussi aisément et aussi vite, on n’oublie pas en quelques années la langue de son enfance pour en apprendre une autre qui, pour les Grecs du moins, présente de grandes difficultés. Certains sons en effet, qui reviennent sans cesse dans la prononciation turque, comme le ch et le j manquent complètement à l’alphabet grec. Il n’y a donc jamais eu, il n’y a point aujourd’hui d’autre langue parlée dans l’île de Crète que la langue grecque ; les fils des vrais Turcs établis ici par la conquête ont dû apprendre bien vite le grec vulgaire, qui seul leur permettait d’entrer en relations avec les nouveaux frères que leur donnait l’apostasie, et avec les raïas, leurs sujets. Les musulmans de Crète, à part quelques-uns que les circonstances ont amenés à résider plus ou moins longtemps à Stamboul ou en Anatolie, savent à peine une vingtaine de mots turcs, quelques formules de salutation ou de prière, et ne parlent ou n’écrivent jamais que le grec. C’est dans cette langue que sont lus et affichés tous les firmans de la Porte, tous les arrêtés et décrets des pachas[1].

Les Grecs crétois, en embrassant l’islamisme, ne se crurent pas non plus obligés de renoncer à celles de leurs habitudes que proscrivait leur foi nouvelle : leurs passions profitèrent de la tolérance qu’accorde le Coran à certains de nos appétits, sans se résoudre aux sacrifices auxquels il prétend en contraindre d’autres. C’est ainsi qu’ils purent unir les vices des chrétiens à ceux des mahométans, l’ivrognerie à la polygamie. Tous les musulmans de l’île avaient conservé l’habitude de faire et de boire publiquement du vin, comme des ghiaours, habitude qui scandalisait fort leurs coreligionnaires de terre ferme. « Le Turc candiote, dit un voyageur, est peu estimé dans les autres parties de l’empire. Cette mauvaise réputation est fondée, chez les musulmans, sur sa négligence à observer certains préceptes du Coran[2]. « Cette impression ne s’est pas encore effacée. En 1857, un Turc de Constantinople, officier distingué, ne me parlait qu’avec un mépris déclaré des musulmans de Crète, avec lesquels son service l’avait mis en relations suivies depuis quelques mois. « Ils ne savent, me disait-il, que s’enivrer et chanter à tue-

  1. C’est ce qu’un Grec crétois rappelle aux Turcs dans un curieux petit écrit de quatre pages qui a été publié en Crète dans le courant de 1858, et que M. Saint-Marc Girardin a traduit en partie (Voyez le Journal des Débats du 27 août de la même année) : « Il y en a bien peu parmi vous, dit aux Turcs le Grec auteur de cette pièce, qui connaissent la langue des Turcs. Par-ci par-là il peut bien y avoir quelque petit seigneur qui peut avoir lu jusqu’à l’Amen-Tzoutzou, mais le reste ne connaît pas même l’Elif-be-Tzou-tzou (abécédaire), et si vous faites quelquefois votre namaz (prière), vous dites bien Allaha-Ekber, Allah-Ekber, mais du diable si vous savez ce que cela veut dire ! »
  2. Tancoigne, Voyage dans l’Archipel et dans l’île de Candie, t. Ier, p. 90.