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soulevées au-dessus desquelles flotte la toison dispersée des nuages. Il faut un ciel gris à ces perspectives fuyantes de la mer, à cette saisissante mélancolie de l’immensité. Et pourtant le nom de Land’s End est un mensonge géographique ; derrière cette pointe de terre qui finit, une autre terre recommence ; on a devant soi l’Amérique. À ce nouveau monde voilé par la distance et comme noyé à l’horizon par toutes les eaux de l’abîme, j’envoyai mes humbles vœux : puisse la société américaine sortir des guerres civiles glorieuse et délivrée des ombres de l’esclavage, comme le soleil qui brille par instans sur l’Atlantique ! Le Land’s End n’est d’ailleurs point la seule merveille qui s’élève à l’extrémité de la Cornouaille ; toute cette côte abonde en promontoires hardis, parmi lesquels je citerai surtout celui de Pardenick. Le caractère du granit est qu’il se présente ici en blocs rectangulaires, posés les uns au-dessus des autres de manière à former des colonnes. Les Anglais admirent beaucoup cette disposition naturelle des roches, et en effet quelle architecture est supérieure à celle-là ? Dans ces entassemens de débris qui font face à la mer, l’œil découvre des flèches, des arcades, des voûtes, des piliers presque aussi parfaits que s’ils avaient été creusés par le ciseau, en un mot tous les types des édifices historiques[1]. L’imagination va plus loin encore ; elle croit saisir des ressemblances entre la forme de ces rochers et certaines figures humaines ; c’est ainsi que le langage populaire de la Cornouaille a donné le nom de « docteur Johnson » à une pierre ronde et massive, et celui de « docteur Syntaxe » à un bloc de granit représentant bien la tête d’un vieux maître d’école. La sculpture n’a peut-être pas eu d’autre origine ; les premiers hommes, frappés des analogies fortuites qui existaient entre certains blocs de pierre brute et les êtres vivans qu’ils avaient sous les yeux, ont du concevoir l’idée des statues. D’autres masses de granit écroulées dans la mer ont également reçu autour du Land’s End des noms curieux : voici le Chevalier, Knight, avec son armure et son panache de pierre ; voici encore l’Irlandaise, Irish Lady. Sur ce dernier roc, s’il faut en croire la tradition, une fille de l’Irlande essaya de s’accrocher avec les ongles à la suite d’un naufrage dans lequel tous les passagers à bord du

  1. Pour bien apprécier les beautés de cette côte, il faut souvent descendre jusqu’à la base des rochers par des sentiers droits et bordés de précipices. Un Anglais qui se trouvait en même temps que moi au Land’s End avait fait de cet art dangereux une étude toute particulière ; il savait, à ne s’y point tromper, la pierre sur laquelle on devait mettre le pied pour ne point rouler au fond de la mer. Son enthousiasme l’excitait volontiers à remplir les fonctions de guide. Toute la récompense qu’il tirait de ses services, — et elle lui suffisait, — était de pouvoir dire : J’ai conduit lord *** et lady *** à la base de Carn-Cowall (un des rochers les plus abrupts dans le voisinage du Land’s End) ; ils n’y seraient jamais allés sans moi.