Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/301

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
297
LE PÉCHÉ DE MADELEINE.

savais chanter ni l’amour ni le bonheur, et ne trouvais des mots que pour exprimer mes souffrances. Bientôt je devins incapable même de ce léger effort. Mon mal se réveillait avec une effroyable intensité. La vue d’un enfant, celle du pauvre ménage qui nous avait accueillis, me faisaient fondre en larmes. Félicités perdues pour moi, comme elles me semblaient douces ! Notre hôte avait une petite fille de trois ans que j’embrassais parfois à la dérobée ; elle se débattait, effrayée par l’ardeur de mes caresses.

Il arrivait aussi qu’irritée de tant souffrir, je me révoltais contre l’injustice de mon sort. — Si le ciel me repousse, si les hommes me maudissent, me disais-je, jouissons au moins des jours qui me restent à vivre. Je suis jeune, j’aime et je suis aimée ; épuisons les joies de l’amour : ne les ai-je pas assez chèrement achetées ? Mais l’amour lui-même semblait me trahir ; j’avais trop souffert et trop longtemps ; mon cœur était aride, et n’avait plus la force d’être heureux.

Alors j’accusais Robert. — L’amour n’est pas ce que j’ai rêvé, disais-je. Il m’écoutait sans colère : cette impétueuse nature se transformait pour moi ; mais je m’aperçus qu’il devenait triste, et, quand je le vis souffrir, je me fis horreur. — Écoute, lui dis-je un jour que je le voyais plus abattu, partons encore ; allons plus loin. Veux-tu m’emmener dans ton pays, dans cette Amérique qui t’est si chère ? Mettons l’infini entre le passé et nous. Nous serons heureux là-bas. — Il me serra dans ses bras. — Tu as raison, dit-il, l’air de France te tue, et je meurs de ton mal. Envolons-nous bien loin, seuls, tout seuls au monde ; nous commencerons une vie nouvelle ; nul ne saura ce qui nous touche, et nous l’oublierons nous-mêmes. Il y a longtemps que j’avais ce désir, je n’osais pas te le dire.

Il paraissait si heureux que je me sentis calmée. Nous nous mîmes aussitôt à faire des rêves et à nous enchanter par avance d’une félicité idéale. Robert écrivit au Havre, où il avait eu autrefois des correspondans, pour s’informer des prochains départs. En attendant la réponse, nous continuâmes à nous entretenir de notre grand projet, à choisir la province où nous irions nous établir et les forêts qui abriteraient notre destinée fugitive. Je retrouvai de l’activité et comme une élasticité de vie pour faire nos préparatifs. La réponse arriva, nous annonçant qu’un paquebot devait partir pour New-York le 30 octobre, et Robert fit aussitôt retenir notre passage. Il nous restait sept jours encore ; mais nous avions tant de hâte de nous mettre en route que nous résolûmes de quitter sur-le-champ le hameau que nous habitions et de voyager à petites journées.

Je poussai un soupir de soulagement, lorsque le lendemain je me plaçai, à côté de Robert, au fond de la carriole qui nous emportait. C’était une fraîche et claire matinée d’automne. Une légère gelée blanche couvrait les buissons et les herbes, et se changeait.