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ment la fenêtre, disparut bientôt derrière une haie touflue de houx et de noisetiers.

VI.

Plusieurs jours se passèrent pendant lesquels nous nous vîmes en toute liberté. L’humeur chagrine de l’automne semblait s’être dissipée, et ses tièdes splendeurs nous invitaient aux longues promenades. Nous nous fatiguions à gravir les coteaux parés de bruyères roses et d’ajoncs à fleurs d’or ; quelquefois nous nous asseyions à l’abri d’un buisson, au milieu des grandes fougères jaunies qui craquaient doucement sous nos pas. Nous nous racontions l’un à l’autre nos souffrances, nos combats, ou bien, remontant plus loin dans le passé, nous nous faisions confidence de nos premiers rêves, nous étonnant de les trouver si pareils. Les heures s’envolaient vite. Le soir, nous revenions lentement sur nos pas ; grâce aux premières ombres de la nuit, Robert osait approcher plus près de ma demeure, et il me suivait des yeux jusqu’à ce que je fusse rentrée. Alors seulement il s’éloignait et allait chercher un gîte dans quelque ferme écartée. Moi, je m’enfermais pour rêver en attendant le lendemain ; j’évitais de regarder au-delà : l’avenir n’existait pas pour nous. Je savais que Robert devait partir, que je devais hâter son départ. Je me promettais d’employer à le convaincre le jour suivant ; mais, lorsque le moment de le revoir était venu, tout mon courage tombait, une angoisse affreuse arrêtait les paroles sur mes lèvres, et la journée passait sans que j’eusse rien dit.

Nous n’avions aucune nouvelle de Paris ; il semblait que nous fussions seuls au monde, et par instans il m’arrivait d’oublier les souffrances du passé, aussi bien que les menaces de l’avenir, dans l’enchantement rapide de l’heure, présente. L’attitude respectueuse et discrète de Robert me rassurait et calmait mes remords. Je buvais ainsi à longs traits à la coupe perfide, je m’enivrais du subtil poison, et dans ces douces ivresses, auxquelles nul ne prend part impunément, mon âme perdait sans retour sa force avec sa pureté. La flamme de la jeunesse, l’incertitude du lendemain, les dangereux conseils delà solitude et de l’amour, tout augmentait le péril. Je me félicitais de ma victoire, et je ne m’apercevais pas que j’étais vaincue d’avance…

Le châtiment ne se fit pas attendre.

S’il est une infortune digne de pitié, c’est pour une âme fière le sentiment de sa déchéance. Avoir eu l’ambition du sublime, l’orgueil d’un grand dévouement, tant de dédain pour les destinées simples et communes, tant de hauteur pour juger les défaillances d’autrui, et se trouver sous le coup du mépris, quel châtiment ! Ce fut là désormais le supplice de ma vie. Le soleil me devint odieux,