Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/290

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
286
REVUE DES DEUX MONDES.

— Oui, mademoiselle, monsieur a laissé cette lettre, et Pierre reviendra tout à l’heure prendre les ordres de mademoiselle.

Je la congédiai d’un signe, et, m’asseyant sur le bord du lit, j’ouvris la lettre. Plusieurs billets de banque s’en échappèrent, mais je ne les vis que longtemps après. Dès les premiers mots, j’étais restée comme frappée de la foudre, recommençant chaque phrase sans arriver à en saisir le sens : ce que je comprenais pourtant, c’est que j’étais perdue. Voici cette lettre, telle que la colère et l’indignation l’avaient dictée à mon oncle ; elle était datée de la veille.


« Je sais tout, j’ai tout compris enfin ! Je vous ai surprise tantôt dans les bras de votre amant, et si je ne vous ai pas écrasés tous les deux au milieu de votre honte, c’est que j’aurais tué Louise en vous frappant. C’est pour elle seule que je veux épargner votre complice ; mais vous, que j’aimais comme une fille et qui trahissez votre sœur, je ne veux plus vous voir. Était-ce le caprice ou le remords qui vous avait décidée à ce long voyage ? Étiez-vous lasse de votre amant, ou quelque honte vous était-elle venue enfin de tromper ceux qui vous aimaient et qui se livraient à vous sans défiance ? Ah ! j’ai vu hier de mes yeux ce que je n’aurais pu croire quand le monde entier se fût levé pour l’attester…

« Vous quitterez Ville-Ferny ce matin même, et vous ferez connaître à mon notaire le lieu de votre retraite ; il aura soin que vous puissiez vivre à l’abri de toute gêne et honnêtement, s’il se peut ; mais lui seul, lui seul, entendez-vous, doit être informé de ce que vous deviendrez. Que Louise, que son mari l’ignorent à jamais ! Ceci, je l’exige, Madeleine, au nom de tout ce qui doit vous être sacré : la mémoire de votre mère, votre sœur innocente, un reste d’honneur, qui survit peut-être encore à votre chute.

« louis de livoy. »

Et en post-scriptum il ajoutait : « Épargnez-vous toute tentative de justification ; je dois vous prévenir que vos lettres seraient brûlées sans être ouvertes. »


Je ne sais combien de temps je restai atterrée, sans pensée et sans larmes.

Je fus arrachée à ma torpeur par l’arrivée de la femme de chambre. Elle venait me prévenir que Pierre attendait mes ordres. — Qu’il monte quand je sonnerai ! — dis-je avec une sorte d’égarement. Je m’habillai en toute hâte, et, prenant une plume, j’écrivis à mon oncle les choses incohérentes qui me vinrent à l’esprit dans cette heure de défaillance. « Oui, j’ai souffert, j’ai lutté, j’ai aimé et je me suis trahie, disais-je. Je voulais que Louise fût heureuse ; je lui ai sacrifié mon bonheur, mon amour, ma vie entière, et puis j’ai tout perdu dans une heure de faiblesse. Robert m’aimait, je l’ai