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combattus, et pervertissaient à mon insu ma volonté. Moi, qui m’étais si follement complu dans le silence de mon sacrifice, je m’abandonnais maintenant aux plus lâches regrets. L’orgueil seul me restait : ce fut seulement quand je le sentis prêt à me trahir à son tour que je compris avec terreur à quel degré d’abaissement moral j’étais pas à pas descendue.

Un jour, j’avais fait à cheval une assez longue promenade en compagnie de Louise et de Robert, et nous revenions au pas, sans nous presser. Je leur avais laissé prendre les devans, et les suivais à quelque distance. Depuis longtemps déjà je m’imaginais que Robert, après avoir cru m’aimer, s’était pris pour moi d’une aversion véritable ; je remarquais qu’il me fuyait. Plusieurs fois je l’avais surpris me regardant avec une expression si sombre que j’en avais été saisie ; mais il avait aussitôt détourné les yeux avec impatience. Il me semblait d’ailleurs qu’il était plus tendre, plus expansif avec sa femme, s’étudiant à multiplier près d’elle les preuves de son affection. Aussi était-ce avec intention que j’étais restée en arrière, mettant autant de soin à l’éviter qu’il en mettait à me fuir. Avant de rentrer dans le parc, il fallait traverser un petit pont fort raide, jeté, à une grande hauteur, sur la voie du chemin de fer. Robert venait de le franchir ainsi que Louise : j’allais m’y engager à mon tour, quand mon cheval, effrayé peut-être par le sifflement d’une locomotive qui approchait, fit un brusque écart. Je voulus le ramener et l’obliger à passer, mais il se cabra en se renversant contre le parapet du pont, et j’allais sans nul doute être précipitée, quand Robert accourut, saisit le cheval à la bride et le maintint d’une main ferme. En cet instant, l’expression de son visage me frappa ; il avait pâli, et il me sembla que ses lèvres frémissaient de colère. — En vérité, dit-il brusquement, on dirait que vous voulez vous tuer, et que vous prenez plaisir à nous voir trembler pour vous.

Sans répondre, je donnai un coup de cravache à mon cheval, qui en deux bonds franchit la passerelle. Louise, effrayée, attendait immobile ; elle me reprocha doucement mon imprudence. — Tu es une enfant, lui dis-je avec un peu d’impatience, suis-je jamais tombée ? Laisse à d’autres ces frayeurs ridicules. — Robert entendit ces mots, mais il ne les releva pas, et nous rentrâmes silencieusement au château.

Le soir, quelques voisins de campagne dînaient à Ville-Ferny, et je me rappelle qu’on parla d’une aventure scandaleuse qui occupait tout Paris. Une jeune femme, riche et belle, tenant par sa naissance aux plus nobles maisons du faubourg Saint-Germain, venait de s’enfuir avec son amant. La fureur du mari trompé, le désespoir de la famille, le triomphe de ses ennemis, tout était noté, raconté, détaillé. Nous avions autrefois connu cette jeune femme, et, quoique