Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/274

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
270
REVUE DES DEUX MONDES.

monde ? Le bonheur est là : il vous sourit et vous tend la main, le bonheur tel que votre père l’a rêvé pour vous, celui-là même que vous êtes venu chercher, plus beau, meilleur que vous ne pouviez le rêver, et vous le dédaignez pour une chimère, car je ne suis pas telle que vous l’avez cru : vous aimiez en moi une âme neuve, ignorante de l’amour ; j’en connais les douceurs et les tourmens. Qu’avez-vous donc aimé ? et que ferez-vous maintenant de votre vie ? Vous la jetterez aux quatre vents du ciel peut-être ? Ah ! Robert, vous ne serez pas heureux, et vous aurez tué une enfant innocente ! Comment n’avez-vous pas songé, imprudent, qu’elle ne pourrait vous voir chaque jour sans vous aimer ? »

J’écrivis plusieurs lettres qui restèrent sans réponse, et que je dus, bien malgré moi, confier aux gens de la maison pour être remises à leur adresse. Je n’avais pas l’habitude de sortir seule, et Louise ne me quittait guère ; puis le temps pressait. Ce ne fut pas sans répugnance et sans appréhension pourtant que je me résignai à mettre les domestiques dans la confidence de cette démarche. Il était impossible qu’ils n’eussent pas remarqué l’absence prolongée de Robert, et la coïncidence de mes lettres mystérieuses avec cette absence pouvait donner lieu à de malveillans soupçons. Un air d’intelligence impertinente que je surpris au moment où Justine recevait mon dernier billet me prouva que je ne m’étais pas inquiétée à tort. Je ne me repentis pas cependant, et la droiture de mes intentions me rassura.

Ce qui me tourmentait bien plus, c’était le silence singulier de Robert et la tristesse croissante de Louise. Elle l’attendait toujours : le moindre bruit la faisait tressaillir ; chaque fois que la porte du salon s’ouvrait, une rougeur brûlante couvrait son visage ; je ne savais que dire, que répondre à ses questions, à son regard inquiet, douloureusement fixé sur moi, comme si elle eût deviné, pauvre enfant, que je savais seule le secret qui la faisait souffrir.

Mon oncle aussi devenait de plus en plus préoccupé ; il y avait plusieurs jours qu’il n’était allé voir Robert, et il évitait de prononcer son nom. La situation était intolérable, et je sentais qu’elle ne pouvait se prolonger. Que faire ? J’étais découragée. Je me voyais impuissante à sauver Louise ; mais l’idée ne me vint pas d’élever mon bonheur sur les débris du sien : je sentais crouler l’édifice de nos joies intimes, et, ne pouvant rien conjurer, je m’ensevelissais résolument sous les ruines.

Un soir, nous étions tous les trois au salon. Louise, agitée et souffrante, s’était jetée sur une causeuse et tenait les yeux fermés ; peut-être voulait-elle échapper par le sommeil à la longueur du temps ; peut-être, en feignant de dormir, espérait-elle seulement se