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motif d’espérance politique qu’il pût goûter. Ce perpétuel recours au souvenir et à l’influence de notre littérature qui avait occupé un si grand rôle dans son éducation, il l’avait évidemment accueilli avec ardeur ; par là du moins Tessin et Scheffer ne lui avaient pas déplu. Comme eux, il était amoureux de nos fêtes et de notre théâtre : l’usage de notre langue lui était devenu aussi familier que celui de sa langue maternelle ; il acceptait le renom de disciple de Voltaire et des encyclopédistes, et le rôle de protecteur de la philosophie. Dès 1763, le comte de Greutz, poète distingué lui-même et ministre de Suède à Madrid, traversant Paris pour se rendre à son poste, écrivait au prince, qui n’avait que dix-sept ans alors : « L’exemple de Voltaire prouvé combien votre altesse sait éveiller la sympathie des littérateurs. Ce célèbre vieillard a versé des larmes en apprenant que votre altesse royale avait appris par cœur la Henriade. Il est vrai, a-t-il dit, que je l’avais écrite pour qu’elle servît à l’instruction des rois, mais je n’espérais pas qu’elle portât ses fruits jusque dans le Nord ; je me trompais, le Nord a enfanté maintenant des héros et des grands hommes. Je suis vieux et aveugle ; mais, si tout ce que vous me dites est vrai, je meurs content, car dans cinquante ans il n’y aura plus de préjugés en Europe. »

Greutz devint ministre à Paris en 1766, et Gustave eut en lui son chargé d’affaires auprès de cette société française dont il s’était fait, à défaut d’autres sérieux maîtres, le zélé disciple. Dans les salons depuis longtemps renommés de la légation suédoise, Greutz recevait, comme autrefois Tessin et Scheffer, la fleur de la société parisienne, les artistes et les hommes de lettres. Par lui, le prince correspondit avec Voltaire ; pas une épigramme du patriarche de Ferney ne voyait le jour qu’elle ne fût envoyée à Stockholm avec les dépêches politiques ; il en était de même pour chaque volume de l’Encyclopédie, où Greutz prenait la peine de noter et de signaler les meilleurs articles. Greutz était l’hôte familier de Mme Geoffrin, et, s’il faut en croire Marmontel, il faisait dans cette maison une excellente figure :

« Un des hommes que j’ai le plus tendrement aimés a été le comte de Creutz ; il était de la société littéraire et des dîners de Mme Geoffrin… Jeune encore, et l’esprit orné d’une instruction prodigieuse, parlant le français comme nous, et presque toutes les langues de l’Europe comme la sienne, sans compter les langues savantes, versé dans tous les genres de littérature ancienne et moderne, parlant de chimie en chimiste, d’histoire naturelle en disciple de Linneus, il était pour nous une source d’instructions embellies par l’élocution la plus brillante… Sa patrie et son roi, la Suède et Gustave, objets de son idolâtrie, étaient les deux sujets dont il parlait le plus éloquemment et avec le plus de délices. L’enthousiasme avec lequel il en faisait l’éloge s’emparait si bien de mes esprits et de mes sens que volontiers