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coups, harassée et malade. Non, il n’y a rien de plus navrant au monde et qui se ressemble davantage que le retour de don Quichotte à son donjon de la Manche et la décadence de l’Espagne après la défaite de l’Armada et la perte des Provinces-Unies. Samson Carrasco, le neveu du barbier, a terrassé cette vaillance que des muletiers, des chevriers et des valets d’hôtellerie avaient déjà si fort ébranlée ; des roturiers huguenots, des rustres anglais, des maritornes flamandes, ont eu raison de la noble Espagne. En ce moment, tous les échos de l’Europe lui crient le mot cruel qui acheva le cœur de don Quichotte à son entrée dans son village : « elle est morte, ta dame, et tu ne la reverras plus ! » L’esprit chevaleresque, avec don Quichotte, peut se mettre au lit et mourir.

Telle est la sombre histoire qui se laisse lire sans effort sous les voiles transparens de l’allégorie romanesque. Le Don Quichotte est l’œuvre d’un patriote attristé dont la raison est en lutte avec le cœur, et qui ne peut se défendre d’aimer ce qu’il maudit. Vous étonnez-vous qu’il n’y ait pas d’unité dans le caractère de don Quichotte, que ce fou soit si sage, que cet homme de tant d’intelligence ne soit cependant qu’un pauvre insensé ? C’est qu’il y a deux Cervantes comme il y a deux don Quichotte, et que l’un et l’autre prennent alternativement la parole. Il y a un chevalier fou de bravoure, de magnanimité, de générosité, celui qui donne la prédominance aux armes sur les lettres par la bouche de don Quichotte et un homme de génie qui sent avec irritation les dangers de cet héroïsme absurde. Son cœur de Castillan et de vieux chrétien triomphe et s’alarme en même temps, et il raille ce qu’applaudit son orgueil patriotique. À ce moment suprême où tournent les destinées de l’Espagne, Cervantes fut la voix qui exprima le touchant et douloureux mélange de sentimens du peuple espagnol à l’égard de ses maîtres, voix discrète et singulièrement respectueuse qui s’enveloppe d’allégories et que la postérité seule a pu entendre. Quel touchant symbole de la fidélité du peuple espagnol à ses rois que la personne de ce bon Sancho Pança, qui, malgré son peu d’amour pour les coups et les jeûnes inutiles, consent à suivre son maître par des chemins où, pour parler son langage populaire, il y a à rencontrer plus d’amandes de rivière que de biscuits ! A la cour de la duchesse, après avoir raconté toutes les folies de son maître, il termina son discours par ces paroles admirables : « Eh bien ! tel qu’il est cependant, je l’aime, et jamais rien ne nous séparera jusqu’à ce qu’une même bêche et une même pioche nous creusent un même lit. » Voilà les sentimens politiques du peuple espagnol et sa fidélité monarchique. On lui dit, comme à Sancho, qu’il faut qu’il se donne trois mille coups de fouet pour désenchanter Dulcinée et quinze coups d’épingle pour ressusciter l’amoureuse Altisidore ; il demande ce que sa chair peut avoir