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du XVe avec Shakspeare. C’est donc dans les différences des sentimens qui animent les deux littératures qu’il faut chercher la raison des différences de leurs fortunes. Une robuste sympathie respire dans la littérature anglaise, quelque nationale et exclusive qu’elle soit. Cet homme du moyen âge que me présente Shakspeare ne m’est ni étranger ni hostile. Il se laisse aborder familièrement, il ne m’effraie ni ne me gêne. Un échange singulier de communications sympathiques s’opère entre nous, il me ramène à lui, et, chose étrange, je le ramène à moi. Je découvre qu’il est autre que je ne suis, et que pourtant il est le même que je suis. L’homme particulier qui est en lui, sans diminuer son individualité ni effacer son caractère, rejoint aisément l’homme éternel. Je puis vivre, combattre, aimer avec lui, et je n’aurais aucune aversion à le choisir pour mon compagnon, mon maître et mon seigneur. Mais combien sont différens les sentimens qu’inspirent les personnages de la littérature espagnole ! Ces personnages, quels qu’ils soient, depuis les héros jusqu’aux mendians, repoussent toute familiarité et dédaignent toute sympathie qui ne vient pas de leurs égaux et de leurs proches. Ce sont les aristocrates les plus exclusifs qu’il y ait au monde. Ils ne semblent pas désirer que je les aborde, et je n’ose vraiment les aborder. Je suis contraint de m’avouer avec une certaine timidité humble que je ne suis rattaché à eux par aucun lien, qu’ils ne sont ni mes égaux ni mes frères, et je me tiens à distance convenable, partagé entre la terreur et le respect. Non-seulement ces hommes sont d’une autre époque que moi, mais ils sont d’une autre substance d’âme. Dans les héros de Shakspeare, je retrouve à la fois l’homme que je suis et l’homme que j’aimerais à être ; mais je n’ai pas la même ressource avec les héros de Calderon. Ils dédaigneraient d’être l’homme que je suis, et je ne puis avoir ni la prétention ni la sottise d’être jamais ce qu’ils sont. Je n’en ai pas la prétention, et même je n’en ai pas le désir. Oh ! que ce noble orgueil doit être un lourd fardeau ! Que cette hautaine susceptibilité doit être un poison corrosif ! Que les flammes de ce fanatisme doivent être dévorantes ! Vraiment, à mesure que je les contemple, je me sens presque pénétrer par le sentiment du bon Sancho Pança après qu’il eut goûté du gouvernement de l’Ile de Barataria : cette grandeur, cette noblesse, cette passion, loin de m’attirer, m’effraient, et je m’estime heureux de ne pas les partager.

On sait qu’un vice affreux, la cruauté, a déparé les magnanimes qualités de cette Espagne héroïque du XVIe siècle. Oserai-je dire qu’il y a dans sa littérature un vice analogue à celui-là, et qu’elle manque de cette vertu qui s’appelle l’humanité ? Elle est noble, élevée, chevaleresque jusqu’à la folie, religieuse jusqu’à l’extase,