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avaient été présentés l’un à l’autre, un gentleman de haute taille et de belle prestance parut tout à coup à la cime de la montée qu’ils allaient gravir. Dès qu’elle l’eut aperçu, miss Cecil laissa échapper un léger cri, et à peine Austin eut-il surpris, sous l’ampleur du châle qui les recouvrait, le frémissement de ses petites mains gantées, qu’il eut pleine conscience de sa déplorable erreur. Ces petites mains émues venaient de porter le coup de mort à son amour naissant, et d’une manière aussi sûre que s’il eût vu ce cavalier, vers lequel semblait les attirer une force irrésistible, prendre la jeune fille dans ses bras et plonger avec elle au fond du gouffre écumant qui s’ouvrait à leurs pieds.

En homme bien élevé qu’il était, il tourna la tête du côté de la cascade pour ne pas gêner leur rencontre par des regards indiscrets. Quand il les revit, ils étaient debout, leurs mains enlacées, leurs regards pour ainsi dire mêlés, — rayonnans de beauté, resplendissais de tendresse. Il crut comprendre qu’ils parlaient de lui. Et en effet, se rapprochant d’eux, il fut officiellement présenté par miss Cecil à lord Mewstone.


V

Le malheureux était seul à ignorer un mariage convenu depuis quatre mois, et dont la cour et la ville s’étaient occupées jusqu’à satiété : — arrangement de famille, car les domaines de M. Cecil et de lord Mewstone étaient contigus sur plusieurs points ; — combinaison politique, attendu que M. Cecil, n’ayant pas de fils, ne se souciait pas de quitter encore la chambre des communes pour celle des lords, et que ce mariage de sa fille avec un membre de la pairie lui laissait le loisir d’ajourner sa retraite à des temps moins troublés. Que venait donc faire Austin avec ses visées au milieu de si grosses considérations, encore étayées par la solide et sincère affection que se portaient les deux fiancés ? Il comprit si bien sa bévue que le soir même il prit congé de ses hôtes, prétextant la nécessité de se remettre à ses études et de conquérir au plus tôt son dernier grade universitaire. Le capitaine Hertford voulut l’accompagner jusqu’à Chester, où il allait retrouver le chemin de fer qui en 1844 ne s’étendait pas au-delà de cette ville.

Quand ils furent ensemble sur la même banquette, le capitaine regarda Austin à la dérobée. Un grand changement s’était fait depuis vingt-quatre heures dans cette physionomie hier encore si radieuse et si insouciante. Elle était belle de calme concentré, de dépit amer, de passion contenue. Telle devait être à peu près celle de Bonaparte foudroyant lord Whitworth, et l’œil d’aigle du premier consul ne jetait certainement pas plus d’éclairs que ceux de notre