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sation en grand du pays. Alors les Malgaches se seraient peut-être levés contre les Européens, car le pionnier, on le sait, n’est pas d’humeur facile et empiète volontiers sur le terrain d’autrui. Français, Anglais et Américains ont là-dessus la même façon de voir, et il est de la nature du blanc qui colonise de se montrer cruel et envahisseur, pendant que le propriétaire naturel du sol essaie de résister pied à pied. Néanmoins jusqu’à ce moment, que la plupart d’entre nous ne devaient point voir, puisque nous n’allions qu’en explorateurs pour éclairer la voie, notre mission, toute scientifique et même civilisatrice, eût infailliblement réussi. Si elle a manqué son but, c’est par suite d’un côté vicieux de son mode d’organisation, sur lequel j’ai déjà suffisamment insisté. La compagnie du reste avait été des mieux inspirées dans les instructions qu’elle avait données à chacun de nous. En explorant la grande île, nous devions tous nous présenter comme des missionnaires de paix, bien plus, comme les agens du roi, n’opérer qu’au nom de Radama II, ne travailler qu’avec l’assentiment, la coopération des gouverneurs des provinces, et de la sorte arriver en quelque façon par l’industrie et par la science à la conquête morale du pays.

La colonisation de Madagascar par la France a été jusqu’ici fatalement arrêtée par une série de malheureuses vicissitudes, qui se sont comme à plaisir toujours reproduites à point nommé, si bien qu’aujourd’hui comme sous Richelieu, comme sous Colbert, comme sous Louis XVI, tout est encore à faire. Un moment on a pu croire que nos relations avec l’île africaine allaient entrer dans une phase nouvelle; mais Radama II, sur qui reposait la tâche de créer un régime meilleur à Madagascar, paraît bien mort, car, malgré les bruits qu’on a fait courir à plusieurs reprises sur son enlèvement et son retour, et qui semblent maintenant se répandre avec plus de persistance que jamais, on ne l’a pas encore vu reparaître dans sa capitale à la tête de ses fidèles soldats, ni des deux mille Betsiléos qui devaient l’aider à reconquérir son trône. Rasoaherine, dominée par son premier ministre, qu’elle a secrètement épousé, écoutant aussi les conseils d’un agent de l’Angleterre, le révérend Ellis, le même qui combattait contre nous à Taïti avec M. Pritchard, est loin de vouloir nous concéder les mêmes privilèges que nous avions obtenus sous Radama II. Et si elle envoie des ambassadeurs en Europe, c’est pour obtenir le protectorat de l’Angleterre, pour demander des modifications au traité signé avec la France, sans doute aussi pour faire annuler en partie la charte octroyée à M. Lambert[1].

  1. Les deux ambassadeurs envoyés par la reine en Europe sont arrivés à Londres dans les premiers jours de février 1864. Ils y sont encore et ne se sont pas montrés à Paris. Quant à la résistance que les Anglais opposent à une colonisation de Madagascar par la France, bien que passive en apparence, elle se continue toujours activement. Ils ont choisi pour théâtre de leurs opérations Tananarive, la capitale des Hovas, et avec le système de forte centralisation mis en vigueur par la tribu aujourd’hui maîtresse de Madagascar on comprend que de ce centre important les Anglais peuvent facilement faire rayonner sur toute l’île les idées dont ils se sont faits les apôtres. A Tananarive domine, on peut le dire, le révérend Ellis, le ministre méthodiste, aidé de son alter ego, le révérend Cameron, et d’un médecin anglais, le docteur Davidson. Cette triade est forte, unie, généreusement secourue par les subventions occultes du gouvernement britannique et par les fonds qu’envoie ouvertement la mission méthodiste de Londres. Nos pauvres missionnaires, presque abandonnés par la Propagation de la foi, luttent en vain contre leurs fortunés rivaux. Ils vont mourir de la fièvre à Madagascar, victimes de leur dévouement, mais ils font peu de prosélytes. Les orgueilleux méthodistes l’emportent, et M. Ellis, avec une opiniâtreté que rien ne peut abattre, met en avant toute sorte d’argumens contre nous. Profitant habilement de l’indifférence religieuse des Hovas, partagée du reste par toutes les tribus malgaches, qui ne conçoivent plus qu’un dualisme grossier et prient le mauvais génie plutôt que le bon, incapable, disent-ils, de leur faire du mal, — le méthodiste anglais se permet dans ses prêches les plus burlesques divagations, et toujours pour en tirer parti contre nous. « Mes bons amis, disait-il dernièrement aux Malgaches qui l’écoutaient, on vous parle souvent de religion protestante et de religion catholique. A proprement parler, il n’y a que deux religions, celle des Anglais et celle des Français; mais, allez-vous me demander, quelle est la meilleure des deux? — C’est celle des Anglais, mes chers frères, et la raison en est bien simple : Jésus-Christ est né en Angleterre, c’est là qu’il a vécu, qu’il a prêché sa religion et fondé son église. Bien des fois les Français ont cherché à l’attirer chez eux; mais il n’a jamais voulu venir à Paris, aimant mieux rester à Londres. Et maintenant vous devinez pourquoi notre religion est la meilleure. » C’est sur les instigations de ce plaisant missionnaire que les deux ambassadeurs malgaches ont été envoyés en Angleterre ; c’est lui aussi qui paraît diriger la politique actuelle des Hovas.