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droyés, ivresses mortes ! Et maintenant la jeune femme cherchait en vain à rassembler son cœur épars entre la stupeur et le désespoir. De ressentiment, elle n’en avait point. Elle n’était pas née pour la colère plus que pour la passion, qui l’avait un moment surprise ; l’amour l’avait conquise et ne l’avait pas élue. Ame curieuse et chercheuse qui s’était égarée souvent, âme flottante et douce, subtile et molle, elle restait au premier instant sans force contre les assauts de la douleur, comme elle l’avait toujours été contre les pièges de la vie, et d’abord elle ne sut que se répandre en pleurs. La baronne se tenait au chevet du lit, la regardait pleurer d’un œil admirablement sec et ne disait encore rien.

Quand un voile trop lourd se fut abaissé sur ses paupières, et que la lassitude glacée eut figé la source de ses larmes. M’" d’Égligny essaya pourtant de prendre sa revanche et de faire volte-face contre sa douleur. Et d’abord elle se demanda si elle avait mérité d’être si sévèrement traitée. D’un regard elle descendit dans sa conscience, et, sans doute parce que ce regard était obscurci, ne vit point le mal qu’elle avait fait. Julien, que votre injustice était grande ! La baronne l’entendit ainsi plusieurs fois qui murmurait le nom de Julien, et vit bien qu’elle parlait haut comme en rêve. C’est qu’elle rêvait en effet. L’espoir était venu qui lui avait dit : Tu n’es point coupable, et qui lui avait montré en souriant les cieux rouverts. L’espoir est un enfant qui sourit et parle sans raison. Tout à coup Lucy, se retournant vers sa parente, lui fit une question étrange ; elle lui demanda si elle pensait que Julien eût agi bien sérieusement en formant cette résolution de la quitter pour jamais, s’il n’avait pas voulu plutôt, ombrageux comme il était, essayer la force et l’humilité de son amour, et s’il ne fallait pas croire que c’était une feinte ou une épreuve ; mais la baronne, qui ne savait point qu’il n’y a rien de puéril comme l’amour désespéré, se contenta de lever les épaules. Alors Lucy, du haut de son rêve, retomba sur son oreiller humide en se disant encore : Qu’ai-je fait ?

C’était là le plus amer. Subir le châtiment et ne point sentir la faute ! Tout son être à la fois protestait contre ce supplice. Elle se tournait de nouveau vers son impassible cousine ; elle invoquait son témoignage avec des sanglots déchirans, et ne se lassait point de lui crier Cet éternel : qu’ai-je fait ? qui peignait si bien son cœur. Dix fois, vingt fois dans une heure, elle reprenait et relisait l’horrible fragment dans la gazette ouverte sur son lit : œuvre noire de vengeance qui n’avait eu qu’un trop beau succès ! Mais elle relisait aussi les lignes tracées à la marge par Julien, et elle y voyait que d’avance il savait tout. Pourquoi donc alors avait-il choisi ce prétexte et ce moment pour la frapper, puisqu’il l’avait épargnée plus