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mépris pour ceux qui gouvernent est un sentiment très répandu en France dès les premières années du règne de Louis XV. À la cour, l’expression du mépris est encore contenue par la crainte d’offenser les ministres sous le regard desquels vit la coterie de Versailles ; mais à Paris, les courtisans eux-mêmes perdent leur réserve en soupant avec leurs maîtresses ; les bourgeois se déchaînent dans les cafés contre la « friponnerie de l’administration, » dès que les lettres de cachet cessent de pleuvoir ; le peuple est habituellement injurieux contre les gens en place et souvent séditieux. Le décri de l’administration est un fait antérieur au gouvernement personnel de Louis XV, et dont il serait injuste de le rendre seul responsable ; mais ce qui était intact avant lui, c’était le prestige de la personne royale. Le culte du roi était un sentiment profondément national, que rien n’avait encore pu entamer. « Louis XIV, écrit d’Argenson, était adoré comme une belle et orgueilleuse divinité ; notre vanité nous faisait admirer ce beau comédien dans son rôle de fier monarque, quoique au fond ce fût un véritable tyran de ses peuples : guerres injustes, bâtimens énormes, luxe oriental, véritable cause de notre ruine présente… Louis XV est chéri de ses peuples sans leur avoir fait encore aucun bien. Regardons en cela nos Français comme le peuple le plus porté à l’amour des rois qui sera jamais… Les Anglais au contraire s’échauffent continuellement contre leur roi… Quand ils ont eu des rois despotiques ou maladroits, ils les ont chassés, emprisonnés, décapités. Alors et depuis, leurs écrits ont plus tonné contre les rois que l’on n’eût fait à Rome après l’expulsion des Tarquins, si pour lors on eût su faire des livres. »

Tout ce tableau des « sentimens divers que les Anglais et les Français se forment de la royauté » a été parfaitement vrai, et il est devenu le contre-pied du vrai. Les Français ont depuis renversé ou laissé renverser trois rois et un empereur, et ce sont les Anglais qui ont maintenant le privilège de l’amour dans le mariage entre un peuple et une dynastie. Retrouverons-nous jamais ce bien que Louis XV a, plus que tout autre, contribué à nous faire perdre ? Nul ne le sait. Tout ce qu’il est permis d’affirmer, c’est que les peuples peuvent le retrouver après l’avoir perdu. Nos voisins en font foi.


II

Lorsque Montesquieu visita l’Angleterre en 1729, sous le ministère de Walpole, quinze ans après l’avènement de la maison de Hanovre, l’un des premiers faits qu’il observa, ce fut la faiblesse du sentiment monarchique. « Il n’y a guère de jour que quelqu’un ne perde le respect au roi, » remarquait-il dans ses Notes, et il citait l’exemple de lady Denham, qui, étant masquée, se permit de dire à