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Comment ces deux séries peuvent-elles se concilier et s’unir ? Comment la liaison des causes et des effets peut-elle devenir une liaison de moyens et de fins ? Comment le mécanisme de la nature peut-il réaliser la loi idéale qu’exige l’esprit ? Comment enfin peut-il à la fois descendre et remonter en quelque sorte, descendre de cause en cause et en même temps remonter de fin en fin ? La seule solution de cette redoutable antinomie, c’est qu’une pensée première a choisi et a dirigé ; c’est qu’entre ces directions infinies où le monde pouvait être entraîné par le ricochet inconscient et déréglé des causes mécaniques, une seule a prévalu. Ainsi qu’un cheval échappé dans l’espace et entraîné par une fougue aveugle dans une course téméraire peut prendre mille chemins divers, mais, retenu et guidé par une main vigoureuse et savante, n’en prend qu’un qui le mène au but, ainsi la nature aveugle, contenue dès l’origine par le frein d’une volonté incompréhensible et dirigée par un maître inconnu, s’avance éternellement, par un mouvement gradué, plein de grandeur et de noblesse, vers l’éternel idéal dont le désir la possède et l’anime. La pensée gouverne l’univers : elle est au commencement, au milieu, à la fin, et rien ne se produit qui soit vide de pensée ; mais cette pensée elle-même est-elle, comme disent les Allemands, immanente à l’univers, ou en est-elle séparée ? Gouverne-t-elle les choses du dedans ou du dehors ? Se connaît-elle elle-même, ou aspire-t-elle seulement à se connaître un jour ? Dieu est-il, ou Dieu se fait-il, comme on l’a dit ? Est-il un être réel ou un idéal à jamais inaccessible ? Pour nous, nous n’hésitons pas à penser qu’un idéal ne peut être un principe qu’à la condition d’exister, que la pensée, pour atteindre un but, doit savoir où elle va. Entre la doctrine du mécanisme fataliste et la doctrine de la Providence, nous ne voyons aucun milieu intelligible et satisfaisant. Beaucoup d’esprits voudraient se dissimuler à eux-mêmes la pente qui les entraîne vers l’athéisme en prêtant à la nature une vie, un instinct, une âme, et à cette âme une tendance inconsciente vers le bien. Je crois qu’ils sont dans l’illusion ; mais ce n’est pas ici le lieu de les combattre. Concluons avec eux, contre les partisans d’un mécanisme aveugle, qu’une loi inconnue dirige le cours des choses vers un terme qui fuit sans cesse, mais dont le type absolu est précisément la cause elle-même d’où le flot est un jour sorti par une incompréhensible opération.

Paul Janet.