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confiscation des propriétés, par l’oppression religieuse, et que les procédés employés, il y a plus de deux siècles, par Cromwell contre l’Irlande puissent être impunément appliqués sous nos yeux par un gouvernement et un peuple qui prétendent s’associer à notre civilisation. Nous ne voulons pas croire que nous puissions permettre à une nation qui se dit chrétienne des actes capables de soulever une croisade, s’ils étaient accomplis par un gouvernement musulman. Si la Russie avait compté sur la torpeur morale de notre époque, nous espérons qu’elle s’apercevrait vite qu’elle a fait dans l’appréciation de l’état des esprits en Occident un aussi faux calcul que celui qui l’a déjà trompée dans sa tactique diplomatique.

Il n’est point interdit de penser encore que, dans ce grand éclat dont il vient d’étonner l’Europe, le gouvernement russe n’ait cru jouer qu’une de ces parties diplomatiques d’apparat qui lui sont familières. Séparés de l’armistice et de la conférence qui en devaient amener l’interprétation, le développement et l’application, les six points proposés par les puissances, et acceptés avec réserves mentales par la Russie, n’ont plus d’importance. Il y avait dans les démarches simultanées de la France, de l’Angleterre et de l’Autriche deux propositions capitales : au point de vue de l’humanité, l’armistice ; au point de vue politique, la conférence. En repoussant l’armistice, le gouvernement russe a blessé, à ses risques et périls, le sentiment d’humanité qui avait inspiré cette proposition ; mais il n’a fait que décliner un conseil, sans heurter les droits de ceux qui le lui donnaient. En repoussant la conférence, le cabinet de Pétersbourg est allé plus loin : il pouvait, en refusant la conférence, n’alléguer que des raisons de convenance, ne revendiquer que sa liberté d’action. Il eût, en agissant ainsi, encouru la désapprobation des puissances, il n’eût point porté atteinte à leurs droits et provoqué leurs énergiques, justes et nécessaires protestations. Cette marche prudente et modérée n’a point été du goût de la cour de Russie. Le prince Gortchakof ne s’est pas contenté de refuser la conférence à huit ; il a voulu contester et limiter le droit d’intervention diplomatique des puissances signataires des traités de Vienne dans les affaires de Pologne. Il a émis à ce sujet la plus surprenante et la plus choquante théorie : il a prétendu que les puissances signataires d’un traité n’ont à l’égard de ce traité qu’un droit d’interprétation, et il a ajouté, avec une frivolité dédaigneuse, que l’expérience a démontré que l’exercice de ce droit n’aboutit à aucun résultat pratique, que les essais déjà faits n’ont réussi qu’à démontrer des divergences d’opinion.

À des puissances qui, avec les formes les plus courtoises, venaient faire auprès de lui une grave démarche, qui, s’appuyant sur un traité signé par elles, venaient doucement réclamer l’exécution de certaines stipulations de ce traité placées sous leurs garanties, le prince Gortchakof répond : « Libre à vous d’interpréter ces stipulations comme vous voudrez ; quant à moi, je les exécute à ma guise, et vous n’avez rien à dire. » La fatuité de cette attitude est le côté grave et offensant des dépêches russes. Quand le