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suivre. Dans la grande ville de Somonoséki, il y a un véritable monastère de djoros[1], qui a été fondé par la femme d’un ancien empereur du Japon, afin de subvenir aux frais d’une guerre entreprise contre des sujets rebelles. — Une djoro peut en quelque sorte ne pas déchoir et rentrer dans la société par la voie d’un mariage honorable. Ce fait s’est, à ma connaissance, renouvelé trois fois pendant mon séjour au Japon, et il s’explique par l’organisation particulière de l’institution à laquelle appartiennent les djoros.

Une famille pauvre est-elle surchargée d’enfans ou la mort de son chef la prive-t-elle de ses principales ressources, il arrive alors fréquemment que les filles qui font partie de cette famille sont livrées à quelque maison de thé. On rédige à cette occasion deux espèces de contrat, suivant que la fille est encore en bas âge ou qu’elle est déjà nubile. Dans le dernier cas, de beaucoup le plus rare, la jeune fille est louée à la maison de thé pour un certain nombre d’années, et sa famille reçoit pour elle une somme qui varie de 10 à 20 rios (100 à 200 francs) par an, et qui constitue une augmentation considérable de ses revenus. Si l’enfant est jeune, le prix de vente se règle en une fois, et n’excède pas 50 ou 100 francs en tout; de plus, l’acquéreur s’engage à subvenir à tous les besoins de l’enfant et à lui donner une bonne éducation. Jusqu’à l’époque de sa nubilité, l’enfant est habillée et nourrie; on lui apprend à lire et à écrire, à danser, à chanter et à jouer du sam-sin; on lui enseigne en un mot tout ce qui convient à une jeune fille bien élevée. A quinze ou seize ans, son éducation doit être terminée. On fait alors d’elle une ghéko (chanteuse), une o-doori (danseuse) ou bien une djoro; elle subit l’un ou l’autre de ces états sans avoir le droit ni la pensée de se plaindre. Sa volonté n’a pas été consultée lorsque, kaméron (petite fille), elle a été livrée à la maison de thé; sa volonté n’a pas à s’exercer davantage lorsqu’il lui faut s’acquitter de la dette qu’elle a contractée en recevant pendant plusieurs années tous les soins que son maître lui a donnés, car elle ne s’appartient pas : elle est victime de la misère ou de la cupidité de ses parens, qui, étant ses maîtres naturels, l’ont cédée par contrat légal, et pendant un temps déterminé, au propriétaire de la maison de thé. Dès lors celui-ci se substitue aux parens, il devient son maître absolu, et il a le droit de disposer d’elle comme de sa chose, c’est-à-dire à son gré. Quoi qu’elle fasse, ghéko, o-doori, ou djoro[2], elle n’est plus qu’une

  1. Les filles qui y sont admises font vœu de ne plus en sortir.
  2. Les ghékos et o-dooris font vœu de chasteté jusqu’à l’époque de leur mariage, qui ne peut avoir lieu que lorsqu’elles sont sorties de la maison de thé. Ce vœu n’est pas toujours tenu, et une infraction est ordinairement jugée avec beaucoup d’indulgence; mais la loi donne au propriétaire d’une chanteuse ou d’une danseuse le droit de la punir sévèrement dans le cas où elle manque à l’engagement qu’il est obligé de lui faire contracter. On trouve des ghékos et des o-dooris en dehors des maisons de thé, exerçant librement leur profession. Les musiciennes ont, comme les lutteurs, leurs chefs à Yédo ou à Kioto. Certains airs populaires qu’elles jouent sont la propriété de tout le monde; mais, pour pouvoir en exécuter publiquement certains autres, elles doivent payer un tribut assez fort, espèce de droits d’auteur, aux chefs de la musique japonaise. Les principaux instrumens de musique sont le sam-sin, guitare à trois cordes; le koto, mandoline à treize cordes; le grand sam-sin, dont on se sert pour l’accompagnement des récits de poèmes épiques; le kokiou, violon à quatre cordes; le biwoua, guitare à quatre cordes, dont les prêtres seuls ont le droit déjouer; enfin le fifre, le tam-tam et la grosse caisse.