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du siècle, promettait de tout régénérer à la fois, la littérature, la philosophie, la société, et qui eût pu surtout nous initier à la liberté, si les Chateaubriand, les Bonald et les Lamennais ne l’avaient pas fait dévier et avorter.

La liberté en effet ou du moins la direction d’esprit qui la fait apprécier, et qui y conduit forcément, était bien là en germe, car au fond ce que signifiait cette ébullition de sentimens, c’était un intense besoin d’en finir avec l’esprit de système, d’où sort l’esprit de réglementation, avec l’impérieux dogmatisme qui, depuis des siècles, prétendait chercher hors de l’homme les conditions de la vérité. Il n’importe que la France, absorbée par les guerres de l’empire, eût été plus lente à se révolter, et qu’elle eût commencé sa révolution par la littérature. En Allemagne, c’était un philosophe qui s’était impatienté le premier d’entendre discuter ce qui devait être accepté comme le vrai, et qui s’était en quelque sorte retourné en s’écriant : « Mais, après tout, qu’est-ce que j’en pense et qu’est-ce que je puis vraiment croire? Quelles sont les conditions que mon propre esprit impose à mes idées pour qu’elles soient susceptibles de le convaincre?» En France, ce furent les lettrés, les écrivains, qui eurent la patience la plus courte, et qui, à force de s’être laissé dicter ce qu’ils devaient tenir pour admirable, songèrent enfin à se demander ce qu’ils admiraient réellement, ce que leur nature leur ordonnait, leur permettait ou leur défendait de trouver beau; mais que l’impulsion fût venue des lettrés ou des philosophes, l’attention ne se tournait pas moins du côté de l’homme. En France comme en Allemagne, les esprits tendaient à laisser là les raisonnemens pour se rendre compte des besoins et des nécessités qu’ils portaient en eux-mêmes, et cela suffisait pour amener tôt ou tard une transformation complète dans toutes les idées, transformation qui s’est vraiment accomplie plus ou moins dans l’Europe entière. Le poète et le critique même sont arrivés à sentir que la poésie n’était point du tout la science des procédés poétiques recommandés par l’exemple des maîtres, ou qui produisaient le meilleur effet, mais que tous les systèmes poétiques au contraire n’étaient que l’histoire des formes sous lesquelles s’était manifesté le sentiment poétique, le principe humain et vivant de toute poésie. Aux yeux du légiste (et j’en voyais une nouvelle preuve, il y a quelques jours, dans un ouvrage anglais), la jurisprudence a cessé d’être la science des lois rationnelles, des lois conformes aux nécessités que la raison peut concevoir comme inhérentes à toute société; elle lui est apparue au contraire comme l’histoire des divers systèmes par lesquels les hommes ont cherché à formuler le sentiment de justice inhérent à leur être. Aux yeux du théologien et du croyant, la religion n’a plus consisté dans la soumission à certains dogmes; elle est devenue ce qu’elle est pour Vincent : un sentiment qui repose dans les profondeurs de l’âme, et que la contemplation du Christ y fait tressaillir, le sentiment d’une perfection que la conscience reconnaît comme obli-