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cette partie du corps que l’acheteur va lire le degré de moralité du nègre. Un fait assez curieux prouvera d’ailleurs combien certains maîtres savent ménager au besoin la peau des esclaves. On a pendu, il y a quelques années, à Rio-Janeiro, un noir qui en était à son septième assassinat. Six fois il avait tué son senhor, et six fois il avait changé de main, vendu par les héritiers du mort comme un excellent travailleur. Plutôt que de le livrer à la justice et de venger la mort de leur père, ils avaient préféré rendre le bien pour le mal et lui laisser la vie sauve et les reins intacts. D’un caractère moins évangélique, les parens de la septième victime dénoncèrent le meurtrier, qui fut condamné au gibet. Il marcha au supplice d’un air calme, et, avant de livrer sa tête à l’exécuteur, cria d’une voix forte aux nombreux noirs qui l’entouraient : « Si chacun de vous avait suivi mon exemple, il y a longtemps que notre sang serait vengé. » Ces paroles n’eurent aucun écho et n’en auront jamais au Brésil, bien que le nombre des esclaves l’emporte de beaucoup sur celui des blancs, à cause des jalousies de races que les Européens ont soin d’entretenir parmi les diverses tribus. Ces exemples de maîtres succombant sous le poignard ou le poison des vengeances africaines ne sont pas rares dans les plantations. Ils étaient encore plus fréquens autrefois, lorsque la traite amenait chaque jour des cargaisons de noirs qui avaient connu la liberté. Ceux-là sont morts ou s’éteignent graduellement, et ceux qui sont nés dans le pays, abrutis par l’esclavage, ont oublié la terre libre des aïeux.

Le nègre des villes a un sort plus doux que ses frères des champs. À Bahia, à Pernambuco et à Rio-Janeiro, les trois grandes métropoles de la servitude, on voit les rues, les marchés et le port inondés de ces ilotes au noir et luisant épiderme, qui font la grosse besogne de ces cités populeuses. La surveillance des feitors étant impossible dans un pareil travail, les propriétaires laissent leurs esclaves libres moyennant une redevance quotidienne d’un milréis (2 fr. 50 cent.), que ceux-ci apportent religieusement à la fin de la journée. Cette condition est loin d’être dure pour l’Africain : sobre et robuste, il se place aux abords du port, de la douane ou des grands magasins, partout où il faut décharger et transporter les marchandises, et gagne quelquefois jusqu’à 10 milréis par jour (25 francs). Quand il a réalisé des économies suffisantes, il vient trouver son senhor, lui présente un portefeuille contenant le prix de sa rançon et lui demande au nom de la loi sa liberté.

Quelque douce que soit l’existence des nègres des villes auprès de celle que mène le nègre des plantations, il en est parmi eux qui tentent de ce soustraire à l’esclavage par la fuite. Le plus souvent ces pauvres diables sont ramenés à domicile ; on les envoie d’abord à la maison de correction, où on leur administre une bastonnade