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rompent, où le coloris naturel s’anéantit sous la violence des reflets, comme le sens primitif de la scène s’amoindrit ou se perd au milieu des commentaires et des explications accessoires. Certes l’agitation est de mise dans des sujets de cet ordre, oui, cela est évident: il n’y a de salut pour un peintre de batailles que dans la verve de l’exécution et dans la multiplicité des épisodes; mais encore faut-il que cette verve ne dégénère pas en pur esprit d’aventure, que ces épisodes, si curieux, si intéressans qu’ils soient, laissent aux faits principaux leur relief et à l’aspect du tableau son unité. Un des torts d’Horace Vernet est d’avoir méconnu souvent cette loi essentielle, de s’être contenté de juxtaposer des figures et des objets inanimés, des formes et des tons, là où il avait le devoir de grouper ces divers élémens, et de les combiner entre eux pour en déduire un effet général. Nous ne parlons pas de la Smala d’Abd-el-Kader œuvre tout exceptionnelle par les dimensions, immense frise dont un seul coup d’œil ne saurait embrasser l’ensemble, et qu’il a été nécessaire par conséquent de diviser en une série de compositions correspondant chacune à un point de vue particulier. Il y avait là en réalité un tour de force à accomplir plus encore qu’un tableau à faire, et cette étrange tâche une fois donnée, personne, il faut le reconnaître, ne s’en fût acquitté avec autant d’aisance, d’adresse et de bonne grâce; mais dans d’autres cas où les règles ordinaires de l’art pouvaient et devaient être mieux observées, lorsqu’il s’agissait par exemple de représenter sur un champ moins démesurément vaste la Bataille d’Isly pourquoi recourir à peu près au même mode de composition? Pourquoi cette ordonnance morcelée, ces groupes éparpillés, ces mille détails qui se disputent les regards et déconcertent l’attention ? Pouvons-nous ne pas ajouter que le modelé des corps, quels qu’ils soient, est trop uniforme, le coloris trop invariablement cru ou lustré, et qu’il résulte de cette monotonie chatoyante, pour ainsi dire, je ne sais quelles aigres consonnances aussi étrangères à la vigueur des inspirations que contraires à l’harmonie ?

Telles sont les imperfections qui déparent en général les ouvrages d’Horace Vernet, et plus particulièrement ceux qu’il a produits dans la seconde moitié de sa vie : imperfections très notables assurément, mais à l’égard desquelles il faut craindre d’exagérer la justice. Depuis quelques années, les artistes et la critique ne se sont peut-être pas assez tenus en garde contre cet excès. On a jugé sévèrement les défauts, sauf à n’examiner qu’avec une extrême réserve, à dédaigner même des qualités tout aussi considérables. Aux bruyans succès faits au peintre par le gros du public, les hommes du métier ont opposé parfois des protestations non moins énergiques, plus