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calcaires, les roches cristallines même les plus dures, ne résistent pas à l’action permanente des agens atmosphériques. Les pointes les plus aiguës s’écroulent, des quartiers de rocher se détachent, des escarpemens à pic tombent et couvrent les pâturages de leurs fragmens. Au printemps, la chute des avalanches emporte les terres et ravage les gazons ; des éboulemens surviennent, souvent des parois entières glissent et s’abîment dans le lit des rivières ou dans les vallées. La destruction des forêts refroidit le climat, le niveau de la végétation s’abaisse ; la loi de la gravitation attire les débris vers le fond, et le mouvement éternel des eaux entraîne tout avec lui. Ainsi se réalise le mot de récriture : « Toute cime sera abaissée et toute vallée sera comblée. » Les mêmes forces qui ont jadis donné naissance à ces terrains stratifiés, soulevés maintenant à dix mille pieds au-dessus de la mer, continuent leur œuvre, et reforment au fond des lacs et des océans de nouvelles couches avec de nouvelles ruines. Partout des légendes populaires racontent la disparition surnaturelle de certains hauts pâturages, maintenant convertis en glaciers ou en rochers stériles[1]. Des faits certains permettent d’affirmer qu’un fonds de vérité se cache sous ces anciennes traditions. En voici deux exemples entre mille. Dans les alpages, la différence de production résultant de la situation, de l’altitude, de l’inclinaison, de l’exposition au sud ou au nord, etc., est trop grande pour qu’on puisse les estimer d’après leur étendue superficielle ; on compte donc ce qu’ils contiennent, non de jucharten, mais de stössen. Le stöss correspond à l’étendue indéterminée et souvent très inégale qui est nécessaire pour nourrir pendant l’été une vache ou son équivalent, c’est-à-dire deux génisses, quatre veaux, cinq moutons, dix chèvres, un poulain ou un quart de cheval. Or, pour le canton de Glaris, d’anciens règlemens portent le nombre des stössen, en 1636, à 13,000 ; aujourd’hui il est tombé à 9,740, ce qui fait en deux cents ans une diminution de 4,194, ou d’environ un tiers. Dans le district de l’Oberhasli, on comptait encore, en 1786, 3,648 vaches à lait ; il n’y en avait plus, en 1859, que 2,298, ce qui fait 1,355 de moins. Encore faut-il remarquer que, malgré les inconvéniens qui en peuvent résulter, on

  1. Suivant un de ces récits conservé par les pâtres de l’Oberhasli, il y avait autrefois dans l’Urbachthal, là où le glacier de Gauli amoncelle aujourd’hui ses blanches pyramides, un grand alpage (c’est le nom donné à ces pâturages de la zone alpine) qui appartenait à une riche bergère nommée la belle Blümlisalp. Elle attira sur elle la colère du ciel, et elle fut engloutie avec son bien, ses vaches et son chien. Maintenant on entend parfois encore une voix et la clochette de son troupeau. « Moi et mon chien Rhin, va-t-elle murmurant le soir, nous sommes condamnés à errer éternellement sur ce glacier. » Beaucoup de passages jadis praticables pour les bêtes de somme ont cessé de l’être. Ainsi, au revers du Mont-Rose, le passage du Monte-Moro conserve encore les traces d’un ancien empierrement. Aujourd’hui les fraudeurs seuls le franchissent.