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agonie de la reine des nations arriva la nuit du 24 août 410, la plus néfaste de toutes. Le quartier-général d’Alaric était placé sur la voie Salaria, non loin de la porte de ce nom, ayant à droite les jardins de Salluste compris dans l’enceinte des murailles, à gauche l’ancien camp des prétoriens resté en dehors. Vers la moitié de la nuit, quand les habitans étaient plongés dans le sommeil, la porte Salaria s’ouvrit en cachette, et Alaric, aux aguets, y précipita ses troupes : la trahison lui livrait la ville.

Unanimes sur le fait de trahison, les historiens ne le sont ni sur les auteurs ni sur les causes de celle qui termina si inopinément le siège de Rome. Moins d’un siècle après, c’était déjà une question controversée. Une tradition, sortie probablement des chants populaires des Goths, en faisait honneur aux ruses d’Alaric : elle disait que ce roi, ennuyé de la longueur du siège, et feignant d’y renoncer, avait envoyé, pour adieu aux sénateurs ses anciens amis, trois cents jeunes Goths, braves et hardis, sous le costume d’esclaves. Ces jeunes gens, à un jour convenu, devaient égorger leurs maîtres ; ils l’avaient fait pendant que ceux-ci dormaient, et, s’emparant de la porte Salaria après en avoir tué les gardiens, ils avaient introduit Alaric et son armée, revenus sur leurs pas. Ceci, d’après la tradition, se serait passé en plein jour, à midi, dans le moment où les Romains faisaient la sieste. Trop d’invraisemblances sont accumulées dans ce récit pour que l’histoire s’y arrête un seul instant ; mais il en est un autre plus digne d’examen et que nous a transmis un écrivain chrétien, l’historien de Bélisaire et de Narsès, d’après des bruits accrédités de son temps. Suivant lui, une noble matrone, Proba Faltonia, épouse et mère de sénateurs, voyant les habitans de cette ville immense se consumer dans les angoisses de la guerre et de la faim, sans aucun espoir de salut, avait imaginé de les livrer à l’ennemi par compassion, comme on tue un agonisant sur le champ de bataille pour mettre un terme à sa souffrance. Armant donc ses nombreux esclaves, elle les avait envoyés, à la faveur de la nuit, occuper de force la porte Salaria ; un signal avait averti Alaric, vraisemblablement prévenu d’avance, et les Goths avaient fait irruption dans la ville. Telle est la version de Procope, qui la donne froidement sans ajouter aucun commentaire au fait. Proba Faltonia était chrétienne ; elle appartenait à l’illustre maison des Anices, la plus riche de Rome, la plus fervente dans ses sentimens catholiques, la plus opposée au gouvernement du sénat. Proba habitait avec sa petite-fille Démétriade, encore adolescente, le splendide palais de sa famille. Ses trois fils successivement (et il ne lui en restait plus que deux) avaient porté la robe palmée des consuls à un âge où les jeunes Romains attendaient encore leurs premiers honneurs.