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l’extrême misère ne relâche point les liens de famille. On voit même quelquefois une de ces pauvres mères montrer du doigt à un enfant indocile la locomotive, ce croquemitaine qui jette du feu et emporte tout dans sa courbe menaçante.

Ce spectacle des divers quartiers de Londres vus du haut d’un chemin de fer est d’ailleurs, comme on peut s’y attendre, plein de contrastes. Dans les faubourgs plus opulens, les maisons cherchent à se défendre par d’épais rideaux et des jalousies contre le chemin de fer, cet indiscret voisin. Il n’en est pas moins vrai que les wagons anglais m’ont souvent rappelé cet animal imaginaire dont on attribue la création à un disciple de Charles Fourier, et qui devait épier de la rue l’intérieur des maisons à l’aide de sa grande taille et d’un œil perfidement situé. Plus d’un voyageur échange avec la main des signaux en passant devant telle fenêtre qu’il connaît. À la vitre apparaît une figure de jeune fille, attirée sans doute par le bruit de ce tonnerre roulant, mais qui regarde longtemps d’un air rêveur le train s’éloigner : on dirait que ses pensées s’en vont du côté où s’envole la fumée. Il est surtout curieux de voir à l’étage supérieur de quelques maisons entourées de jardins une chambre que les Anglais désignent sous le nom de nursery. Cette pièce, exposée au soleil et dans la partie la plus saine de la maison, est celle où se tiennent les enfans. Le plus souvent la nursery est la seule chambre dont les croisées n’aient point de rideaux ; l’innocence n’a rien à cacher. Par une mesure de précaution facile à expliquer, les fenêtres se montrent seulement garnies à l’extérieur de quelques barreaux de fer. À travers ces barreaux de la plus douce prison qui soit au monde, gardée et surveillée du matin au soir par l’amour maternel, se distingue un groupe de têtes blondes ; les yeux ouverts et comme agrandis par la curiosité, se soulevant les uns les autres à la hauteur de la fenêtre, ces enfans regardent gravement passer le grand ours (the great bear) non sans contrefaire eux-mêmes le bruit du monstre qui souffle et reprend haleine après chaque station. Mais quelle est cette maison sans habitans, sans rideaux, sans écriteau annonçant qu’elle soit à louer, sans cheminée qui fume ? Si vous interrogez dans le wagon un habitant de la campagne, il vous dira que c’est une maison hantée par les esprits ; si vous vous adressez à un légiste, il vous répondra que c’est une maison en chancellerie (house in chancery). Tel est le nom qu’on donne à certaines propriétés anglaises frappées d’une sorte d’interdit par suite de difficultés litigieuses. Ces maisons, excommuniées par la loi, se rencontrent quelquefois à Londres dans les quartiers les plus populeux, où elles forment un morne contraste avec les scènes animées qui les entourent. De temps en temps, le wagon passe devant des fabriques, des brasseries et divers chantiers de travail qui, vus à travers cet ouragan