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terre, quand la mer engloutit de grandes armées! Il n’est pas étonnant que le genre humain, dans l’humilité de sa faiblesse et de son épouvante, s’avise alors d’imaginer des dieux et cherche un refuge sous leur protection. Ici encore le hardi poète semble n’avoir pas été toujours à l’abri de cette universelle terreur :

Eh! quel homme entendant la céleste menace
Ne sent frémir ses os et tomber son audace.
Quand, brûlé par la foudre, un roc vole en éclats
Et que le ciel se rompt avec un long fracas?
Ne voit-on pas trembler des nations entières?
Les rois même, les rois aux couronnes altières.
Saisis par le frisson de ce divin courroux.
Malgré tout leur orgueil, fléchissent les genoux.
De peur qu’un noir forfait ou qu’un mot téméraire
N’ait attiré sur eux la céleste colère.


La forte imagination de Lucrèce se représente successivement toutes les catastrophes qui peuvent éveiller dans l’homme, par la terreur, le sentiment religieux. Sa poésie, plus belle que sa doctrine, nous fait voir dans de magnifiques tableaux la détresse de l’homme en péril recourant à la prière, prière bien inutile, puisqu’il n’est pas de dieu pour l’entendre, et que dans l’univers il n’est d’autre maître qu’un aveugle et insensible hasard :

Vois, sur la mer livrée à la fureur des vents.
Les grandes légions avec leurs éléphans.
Le général, tremblant d’une voix suppliante,
Demande aux immortels la fin de la tourmente:
C’est en vain ; la tempête en un dernier effort
Saisit ce malheureux et l’entraîne à la mort;
Car d’un obscur pouvoir la force souveraine
Se joue, en l’écrasant, de la faiblesse humaine.
Et quelquefois s’amuse à briser en morceaux
La hache consulaire et les nobles faisceaux.

Ces nombreuses citations, auxquelles on pourrait en ajouter bien d’autres, montrent avec quelle persistance Lucrèce attribue uniquement l’origine des cultes à la terreur. C’est elle qui a créé les dieux, c’est par elle qu’ils règnent encore sur les esprits. Tant que l’homme ne les aura pas chassés de son imagination, il ne pourra jouir ni du calme de sa raison, ni des douceurs de la vie. Ne craignons pas de répéter ce que Lucrèce répète sans cesse, ce qu’il redit souvent dans les mêmes vers qui reviennent de temps en temps comme un lugubre refrain. A voir cette révolte si tenace, les soulèvemens de cette éloquence animée par une indignation toujours nouvelle, on ne peut s’empêcher de penser que lui-même, quelque assuré qu’il fût dans sa doctrine, n’était pas exempt de cette ter-