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Le lendemain de notre arrivée à Aïasch, Charles, notre drogman, est saisi à son tour de la fièvre. Craignant, si je tarde davantage, d’être atteint moi-même, je me décide à prendre les devans pour aller réclamer le concours de l’évêque arménien catholique, Mgr Chichmanian, à qui nous sommes fortement recommandés de Constantinople par son supérieur, Mgr Hassoun. Nous ne sommes plus qu’à une dizaine d’heures d’Angora. Je pars avec Méhémed le soir même, au moment où le muezzin appelle les fidèles à la prière. Notre guide nous conduit par un sentier de montagne qui court entre de profonds ravins qu’agrandit et que creuse encore l’obscurité. De sombres groupes d’arbrisseaux tachent de noir les pentes terreuses et blanches sur lesquelles pourrait nous faire glisser un faux pas de nos chevaux. Des vallées montent des chants de cigale, seule et faible voix qui se fasse encore entendre dans ces déserts endormis. On entrevoit, dans la nuit transparente, des plaines et les rivières qui les arrosent, des montagnes par-delà d’autres montagnes, tout un immense horizon où brille çà et là un feu de berger. La lune blanchit déjà le ciel derrière une haute roche qui en cache encore le large croissant. Dans le ciel resplendissant, comme si ce n’était pas assez de tous ses astres, s’allument et courent à chaque instant des étoiles filantes. Jamais je n’en ai observé en aussi peu de temps une aussi rapide succession.

Sur les onze heures, trop tôt à mon gré, nous arrivons, par des sentiers de chèvres, à Istanos. Istanos est un village arménien de trois ou quatre cents maisons, où il n’y a que quatre ou cinq familles musulmanes. Je comprends que les Turcs aient laissé ce lieu aux chrétiens. Rien de plus sec que ces montagnes, rien de plus sauvage que les rochers qui dominent les maisons ; çà et là ils se dressent en grandes aiguilles ou s’avancent en masses énormes qui semblent prêtes à s’abattre-sur le village. Tout cela paraît plus étrange encore à l’heure où nous arrivons. Toutes les lumières sont éteintes. Heureusement dans cette saison on couche sur les terrasses. Éveillés par le bruit de nos voix et par le pas de nos chevaux, quelques dormeurs regardent par-dessus le bord du toit. Nous nous faisons indiquer une maison à laquelle nous devons aller nous adresser de la part du mudir d’Aïasch, et malgré l’absence du maître du logis, qui se trouve pour affaires à Angora, son fils et sa femme nous ouvrent la porte et nous reçoivent. On nous apporte du iaourt ou lait caillé et du miel, et on étend pour nous des matelas sur une terrasse. Je continue, en regardant les étoiles, ma rêverie du chemin, et je suis assez longtemps à m’endormir.

Nous étions pourtant réveillés avant le jour par la simandra, qui appelait les fidèles à l’office du dimanche. La simandra, c’est une