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tion, une douce et reconnaissante piété qui ne paraît pas en découler logiquement. Sous la préoccupation d’idées absolues et de mensongères apparences d’unité, on a trop longtemps différé de comprendre et de montrer, dans l’histoire religieuse de l’humanité, que toute religion, générale et une par sa partie théorique, par les dogmes qu’elle professe, est particulière et individuelle par la manière dont ces dogmes sont compris, et par l’influence, variable à l’infini, qu’ils exercent sur chacune des âmes qui les admettent; à proprement parler, il y a autant de religions que de fidèles.

Si le docteur Delbet rapporte une excellente impression de ses visites à sa jeune malade, nous sommes moins édifiés par nos relations avec le haut clergé de la ville. Chez la plupart de ces personnages, il y a de la bonhomie, mais rien de plus, autant que nous pouvons en juger, et l’élévation des sentimens ne semble pas répondre à la dignité de l’extérieur. Le docteur est appelé, et je l’accompagne par curiosité, auprès d’un mollah qui dirige l’école la plus fréquentée, et qui est regardé dans tout Bey-Bazar, à cause de sa science et de ses austérités, presque comme un saint. Il nous reçoit poliment, mais sans empressement, et il a vraiment assez haute mine. Pendant que M. Delbet examine son malade, j’étudie des yeux son cabinet, où il y a sur des tablettes un assez grand nombre de livres imprimés et manuscrits. Les lit-il? Ceci est une autre question. Il est facile en Turquie de passer pour savant, et ici plus encore que chez nous on croit volontiers sur parole ceux qui se vantent de posséder une science que personne autour d’eux n’est en état de contrôler. Quoi qu’il en soit de l’érudition de notre mollah, qui possède beaucoup de textes arabes et persans, dont plusieurs sortent des presses européennes, la consultation finie, nous nous mettons à causer. Nous lui faisons remarquer l’inconvénient de ne pas avoir de médecin à demeure, le caractère grave et bientôt fatal que peuvent prendre ainsi les maladies les plus simples. « Les plus riches habitans de la ville (et presque tout le monde y est à l’aise) devraient, lui disons-nous, se cotiser pour entretenir un médecin. — Je suis pauvre, nous dit-il; un homme comme moi ne pourrait rien donner. — Nous sourions; il nous demande pourquoi. Charles, notre drogman, qui mêle souvent ses propres idées à la conversation qu’il est chargé de soutenir pour notre compte, lui répond qu’en tout pays, en terre musulmane comme en terre chrétienne, évêques, papas, imans ou mollahs, crient souvent misère, mais qu’au fond ils ne sont guère à plaindre, et que les petits cadeaux ne manquent jamais. Cela le fait rire. — C’est donc comme cela chez vous? nous dit-il. — Mais oui, à peu près. — Hélas! il n’en est plus ainsi chez nous : si on a quelque chose à donner, ce