Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 43.djvu/434

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’excès de la souffrance. Nous avons vu qu’elle trouvait des organes parmi les fonctionnaires publics et même dans le sein du tribunal révolutionnaire. Ce qui lui donnait quelque hardiesse et la possibilité de se produire sans être écrasée à l’instant, c’est qu’elle avait à sa tête un collègue de Le Bon, un autre membre de la convention, Guffroy, naguère encore terroriste effréné et rédacteur d’un des plus affreux journaux du temps, mais qui, comme Danton, comme Camille Desmoulins, avait fini par s’effrayer de tant de sang répandu. Guffroy était un de ceux qui, dix-huit mois auparavant, lorsque Le Bon hésitait encore à se précipiter dans les voies du jacobinisme, l’accusaient d’être un brissotin, un modéré. Maintenant les rôles étaient intervertis. Guffroy, exclu de la société des jacobins pour crime de modérantisme, fit imprimer et distribuer à la convention un écrit intitulé le Censeur républicain, dans lequel Le Bon était représenté comme un despote, un homme de sang, un contre-révolutionnaire. Cette dernière qualification était alors le passeport indispensable de toute accusation, parce que, sous le régime en vigueur, les plus grands crimes ne paraissaient condamnables qu’autant qu’ils étaient considérés comme contraires à l’intérêt de la révolution, de même que les plus hautes vertus devenaient des forfaits inexpiables dès qu’elles s’exerçaient dans un sens contraire à cet intérêt.

De nombreux exemplaires de l’écrit de Guffroy avaient été aussi distribués à Arras. Le Bon se trouvait en ce moment à Cambrai, où Saint-Just et Lebas l’avaient appelé pour se concerter avec lui. Il s’empressa de se rendre à Paris sur l’invitation du comité de salut public, qui lui écrivait que, rendant justice à l’énergie avec laquelle il avait réprimé les ennemis de la révolution, il désirait avoir avec lui une conférence dont le résultat serait de la diriger plus utilement encore. Le comité lui proposa de créer deux nouveaux tribunaux révolutionnaires, l’un à Guise, l’autre à Saint-Quentin ; mais il s’y refusa, par le motif qu’étranger à ces localités et n’y connaissant personne, il ne serait pas en mesure de désigner les membres de ces tribunaux. De retour à Arras après cette excursion, il y donna lecture à la société populaire du pamphlet de Guffroy, en faisant un appel à ses auditeurs pour apprécier cet écrit. Le peuple, ou ce qu’on appelait ainsi, réuni en assemblée extraordinaire en vertu d’une proclamation du conseil de la commune, prit une délibération qui approuvait sa conduite, et déclarait que Guffroy avait perdu la confiance publique. Les villes d’Aire, de Béthune, de Saint-Omer, de Calais, imitèrent Arras. À Béthune, le pamphlet de Guffroy fut publiquement brûlé. On comprend ce que signifiaient ces manifestations sous le régime auquel la France était assujettie.