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— Tu es lasse, Nella, dit le capitaine ; je crois que notre promenade a duré trop longtemps… Enfin sir Edgar est parti, et le cimetière de Colabah ne gardera pas sa dépouillé. Pauvre jeune homme ! il n’est pas de force à chasser dans les jungles !

— Vous l’avez traité sans pitié, dit Nella ; toujours à cheval à travers les plaines et les montagnes…

— Je voulais lui faire les honneurs du pays, mon enfant ; il paraissait se plaire avec nous… Bah ! dans quinze jours l’air de la mer l’aura rétabli, et il arrivera en Angleterre gros et gras comme un fils de famille qui sort du collège… Eh bien ! qui donc se glisse là derrière la table ?

Gaôrie avait jeté un cri d’effroi ; elle entourait Nella de ses deux bras comme pour la défendre contre un ennemi redoutable. La vieille djâdougâr, qui deux fois déjà s’était montrée au milieu du jardin, se dessinait dans l’ombre comme un noir fantôme ; ses cheveux blanchis par l’âgé donnaient à son visage ridé une expression sinistre. Elle avançait vers la table ses bras décharnés, pareils aux branches rugueuses d’un arbre calciné par la flamme.

Dja, yahan sê nikal tou (va, sors d’ici, toi) ! cria le capitaine Mackinson. En vérité, c’est le comble du cynisme de se présenter ici dans cet état de nudité !… Gaôrie, mets-la dehors et porte-lui à manger dans le jardin…

Gaôrie hésitait à obéir ; elle n’osait toucher ce corps défiguré par la vieillesse et qui semblait sortir de dessous terre. Il fallut que le capitaine prît la main de la mendiante et la conduisît lui-même hors du salon. Arrivée à la dernière marche du perron, la vieille femme se laissa choir de toute sa hauteur.

— Holà, vous autres, dit le capitaine à haute voix, emportez-la dans l’écurie et donnez-lui quelque chose à manger…

Les serviteurs arrivèrent avec des lumières ; à la vue de la vieille femme affaissée sur elle-même et comme pliée en deux, ils demeurèrent frappés de stupeur. — Mar jati haï (elle se meurt) ! dit le konsamah… — Et toute la troupe des domestiques se retira à quelque distance, craignant de se souiller au contact d’un cadavre. Ils étaient là tous, faisant grand bruit, gesticulant et se démenant autour de la vieille djâdougârbqui expirait. La vie quittait sans effort ce corps usé par près d’un siècle d’existence, et qui, depuis vingt années, ne recevait des passans qu’une nourriture insuffisante.

— Allez chercher le mater[1], dit le capitaine Mackinson, ennuyé

  1. Le mater, ou plutôt le metor, comme on l’appelle au Bengale, est le serviteur chargé des plus vils détails de la maison.