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Nella s’éloigna de quelques pas, mais Gaôrie la suivit ; elle tenait toujours le parasol ouvert au-dessus de la tête de sa jeune maîtresse, et continuant de donner un libre cours à ses pensées : — Nella, dit-elle, un mauvais esprit a soufflé sur toi… Tu me repousses, tu as honte de moi, honte de ce pays où tu es venue au monde… T’imaginerais-tu par hasard que les Anglaises sont plus belles que toi parce que leur peau est aussi blanche que le disque de la lune ?

— Ma bonne Gaôrie, interrompit Nella en faisant un effort pour se contenir, tu n’as pas bien dormi cette nuit, et tu parles comme quelqu’un qui rêve.

Al-battah ! oui, vraiment ! reprit Gaôrie, tu crois que je rêve ! Oh ! non ! Est-ce que je ne vois pas que la vieille aux cheveux blancs a versé dans ton cœur le poison de la jalousie ? Sans doute cet étranger qui chasse avec ton père a des yeux plus bleus que le fond du ciel ; la soie n’a pas plus de souplesse que ses cheveux bouclés ; il a la taille d’un prince… Mais toi, Nella, n’es-tu pas la perle des filles de l’Inde ? Tes tempes ont plus d’éclat que l’or de tes bracelets, et l’antilope de nos montagnes pleurerait de dépit à la vue de tes grands yeux…

Nella essaya de sourire, mais une larme s’arrêta sur ses paupières. — Gaôrie, dit-elle, je suis venue ici comme une folle, et je voudrais être restée à la maison.

— J’avais donc raison de te dire : A quoi bon courir après ton père ?… Encore si nous n’avions point rencontré cette hideuse vieille !…

— Chacune de ses paroles vibre encore à mes oreilles, murmura Nella en cachant sa tête dans ses mains.

— Que t’a-t-elle donc dit, pauvre petite ? s’écria Gaôrie avec effroi.

— Ce n’est pas de la vieille que je parle, répliqua Nella, mais de l’étranger qui accompagne mon père… Il a dit des choses sensées et qu’il exprimait avec convenance. J’éprouvais du dépit de voir qu’il avait raison, et pourtant j’étais fière de ce qu’il prenait la peine de parler sérieusement avec moi… Ah ! ma bonne Gaôrie ! je ne suis plus ce que j’étais hier, car je me sens inquiète et soucieuse ; mais je serai toujours ta petite Nella ! Descendons dans la cabine, et ouvre-moi tes bras, afin que je m’y jette pour pleurer.

Gaôrie aida sa chère miss Nella à descendre l’escalier, et, la prenant sur ses genoux, elle se mit à la bercer pour l’endormir. Pendant quelques instans, la jeune fille versa des larmes mêlées de sanglots ; mais les caresses de sa fidèle nourrice finirent par calmer son émotion, et elle tomba dans un profond sommeil.