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savait aucune des langues que parlait Popovitza. Ils ne pouvaient s’entendre que par gestes. La conversation fut donc muette et d’abord languissante. Cependant, pour que la jeune fille ne fût pas tentée de la rompre trop tôt, Henri s’était assis sur une grosse racine d’arbre qui barrait en cet endroit l’étroit chemin, et il avait prié Kyriaki d’aller chercher pour elle une chaise dans le jardin. Elle était revenue avec un petit pliant sur lequel elle s’assit à son tour. Ils étaient donc là tous deux, l’une dans le jardin, l’autre sur le chemin, séparés par la clôture et riant de cette situation. Henri hasarda bientôt les mots turcs, grecs, bulgares, valaques, qu’il avait appris depuis quelques jours. Le répertoire n’en était pas varié et se composait surtout de quelques-unes de ces locutions hybrides qui arrivent à former un patois mixte dans les endroits où vivent ensemble plusieurs peuples parlant des langues différentes. Kyriaki, avec une merveilleuse prestesse d’esprit, répondait en se servant des termes qu’Henri connaissait, et trouvait des périphrases pour exprimer ce qu’elle voulait dire à l’aide des mots mêmes qu’il avait prononcés. Avec les ressources fort restreintes de ce vocabulaire, ils purent parler de la belle soirée qu’il faisait et de la nuit qui arrivait rapidement. La jeune fille indiqua qu’elle ressentait pour Aurélie une admiration sans bornes; puis elle recommanda de nouveau à Henri de retirer Cyrille de son cachot, et Henri promit de s’y employer de tout son pouvoir. Ils parlèrent de la guerre et des Russes, et Popovitza exprima l’impatience avec laquelle elle attendait la délivrance de son pays. Il fallut pourtant se séparer, et la fille du pope quitta le capitaine.

Le lendemain, à la même heure, Henri, sans trop se rendre compte de ce qu’il faisait, se retrouva à la même place. Il éprouva un certain dépit de ne pas voir Kyriaki et l’attendit longtemps. La petite parut enfin, et, le capitaine l’ayant invitée à s’asseoir dans l’endroit où elle s’était assise la veille, elle le fit avec quelque hésitation. Ils recommencèrent alors à causer. Leur vocabulaire allait s’enrichissant. Non-seulement Popovitza employait les termes que Henri connaissait déjà, mais, à l’aide de ceux-là, elle l’initiait à de nouvelles formules que l’élève retenait rapidement. Par un geste, par un tour du visage, par un mouvement des yeux, ils amplifiaient ou dénaturaient le sens de certains mots déjà admis dans leur langage : ainsi, par un travail progressif, ils passaient de l’expression des objets visibles à celle des idées abstraites, et devenaient capables de rendre les nuances de leur pensée. Il arrivait quelquefois que pendant un certain temps ils ne pouvaient s’entendre. C’étaient alors d’ingénieux efforts pour triompher de l’obstacle qui venait de se dresser entre leurs esprits ; ils cherchaient mille manières de le