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passer d’argent. Il s’élevait si naturellement au-dessus des mesquines exigences de la vie, qu’il ne lui arrivait pas une fois par an de désirer d’être plus riche. Henri avait environ vingt-huit ans, lorsque dans les derniers jours de 1853, comme il se promenait à travers l’Europe pour passer le temps d’un congé de semestre, le hasard le conduisit à Bucharest. Il fut présenté par le consul-général de France chez la princesse Inesco. Dès le premier jour, la conversation s’établit entre eux sur des sujets intéressans qui mirent en évidence les qualités d’Aurélie. Henri, en rentrant chez lui, n’avait plus d’autre idée que de revoir le plus vite et le plus souvent possible cette aimable personne. Dès ce moment, il devint pour elle un cavalier servant. Il passait avec elle la plus grande partie de ses journées. Dans l’après-midi, à l’heure où tout Bucharest se rend à la promenade de la Chaussée, on était certain de voir M. de Kératron à cheval à la portière d’Aurélie, et si elle descendait de voiture, il ne manquait pas d’être là pour lui offrir le bras. Le soir, on ne le rencontrait que dans deux ou trois maisons que fréquentait la princesse. Uniquement occupé d’elle, il avait été insensible aux avances de quelques dames valaques. Quelques-uns des officiers russes de la garnison qui occupait alors Bucharest s’étant montrés trop empressés auprès de la princesse Inesco, Henri les avait reçus avec raideur, en homme qui entend qu’on lui laisse le terrain libre. Aurélie s’était vite accoutumée aux assiduités de M. de Kératron; sa conversation lui plaisait, et elle ne pouvait plus se passer de lui. Le prince Inesco regardait leur intimité en mari valaque, habitué dès longtemps à n’attacher qu’un médiocre intérêt à la fidélité des femmes, et songeant que le pis qui pouvait lui arriver était de reprendre sa liberté, si sa femme faisait de même.

Quant aux relations du prince avec le capitaine, elles étaient des plus satisfaisantes. Ils n’avaient point manqué d’occasion de s’expliquer sur ce que leur situation présentait de délicat. Quelques paradoxes développés par l’un et par l’autre sur un ton moitié sérieux, moitié plaisant, avaient résolu la difficulté. Henri soutenait qu’il rendait un véritable service au prince, qu’un mari ne saurait prétendre à remplir entièrement la vie de sa femme, que celle-ci était toujours portée à laisser sa pensée s’égarer dans des rêves inconnus, que l’inconnu était le vrai rival fait pour effrayer un mari, et qu’il ne pouvait rien lui arriver de plus désirable que d’avoir près de sa femme un malheureux qui consentait à se donner tout entier en échange de quelques sourires et de quelques causeries. Nicolas répondait qu’il était attendri de ce procédé, que, n’ayant point de harem comme les Turcs pour enfermer la princesse, il était exposé à ce qu’elle eût du goût pour quelque autre, qu’elle en avait pour