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femme qui va au-devant d’un malheur, le colonel vient de me raconter sa vie ; mais il l’a fait avec trop d’enthousiasme ou trop de faiblesse. Je ne sais. J’ai peine à croire ce qu’il m’a dit. Voudriez-vous m’éclairer sur la singulière transformation qu’il prétend s’être opérée en lui? Voudriez-vous me dire par quels moyens il a pu l’accomplir, quels faits l’ont signalée, et si les conséquences en sont aussi redoutables qu’elles le paraissent,... tout ce que vous savez, enfin?...

Le commandant n’avait pas une imagination vive, mais il portait à Pierre une affection sincère et se sentait gagné par l’émotion de la comtesse. En outre les circonstances où il avait vu le colonel développer sa rare faculté d’isolement étaient si présentes à son esprit et la plupart avaient été si dramatiques, qu’il les retraça avec une saisissante simplicité. Selon lui, l’intelligence de Pierre était plus que jamais belle et lucide, mais elle n’avait réussi à briller d’un pareil éclat qu’aux dépens du corps. Celui-ci avait perdu l’habitude de la vie ordinaire où les sensations physiques correspondent aux émotions de l’âme. S’il sortait brusquement de ce rôle d’automate, la plus légère sensation pouvait l’ébranler dangereusement, une forte commotion pouvait le tuer.

— Le colonel n’a-t-il donc jamais aimé? demanda la comtesse.

— Jamais, dit Aubry.

Elle se leva, marcha avec agitation, cueillit quelques fleurs dans une jardinière et revint s’asseoir. Elle était plus calme, mais très pâle, et semblait avoir pris une résolution. Aussi, quoique le commandant continuât encore assez longtemps de parler, elle ne l’écouta plus qu’avec distraction. Elle avait hâte d’être seule et tout entière à sa pensée. Aubry s’en aperçut, et, se disposant à prendre congé d’elle, lui demanda ce qu’il devait dire à Pierre.

La comtesse jouait nonchalamment, bien que ses mains fussent un peu tremblantes, avec les deux bouts de sa ceinture. Elle leva sur le commandant un visage en apparence impassible et lui dit assez froidement : — Mais, d’après tout ce que vous m’avez dit, je crains comme vous que le colonel ne soit véritablement malade. Il faut qu’il se soigne et voie les médecins.

Le commandant salua Mme de Sabran et sortit aussi surpris qu’indigné. Il était si loin de s’attendre à une pareille réponse! Quand Pierre lui avait transmis l’invitation de la comtesse, il avait cru que la jeune femme était décidée à épouser le colonel, et qu’elle n’avait osé lui faire part à lui-même de cette résolution. Aubry ne pouvait douter en effet qu’elle n’aimât Pierre, à moins que celui-ci, dans les confidences qu’il lui avait faites, ne se fût étrangement abusé. D’ailleurs le bruit de ce mariage avait déjà couru dans le