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dans le gouffre qu’ils voient et ne veulent plus éviter. Quelle nuit que celle d’Alp devant Corinthe ! Il est renégat et vient avec des musulmans assiéger des chrétiens, d’anciens amis, Minotti, le père de la jeune fille qu’il aime. Demain il va donner l’assaut, et il pense à sa propre mort qu’il pressent, au carnage des siens qu’il prépare. Nul appui intérieur, sinon le ressentiment enraciné et la fixité de la volonté raidie. Les musulmans le méprisent, les chrétiens l’exècrent, et sa gloire ne fait que publier sa trahison. Oppressé et fiévreux, il sort à travers le camp endormi, et va errer sur le rivage. « Il est minuit; sur les montagnes brunes, — la froide lune ronde luit descendue; — la mer bleue roule, le ciel bleu — s’étend comme un océan suspendu dans les hauteurs, — parsemé d’îles de lumière. — Les vagues sur les deux rivages reposaient, — calmes, transparentes, aussi azurées que l’air. — A peine si leur écume ébranlait les cailloux du bord, — et leur murmure était aussi doux que celui d’un ruisseau. — Les vents étaient endormis sur les vagues, — les étendards laissaient retomber leurs plis le long de leurs hampes, — et ce profond silence n’était point interrompu, — sauf quand la sentinelle criait son signal, — sauf quand un cheval poussait son hennissement vibrant et aigu, — sauf quand le vaste bourdonnement de cette multitude sauvage — allait bruissant comme font les feuilles d’une côte à l’autre côté. « Comme le cœur se sent malade en face de pareils spectacles ! Quel contraste entre son agonie et la paix de l’immortelle nature! Comme les bras se tendent alors vers la beauté idéale, et comme ils retombent impuissans au contact de notre fange et de notre mortalité ! Alp avance sur la grève, jusqu’au pied du bastion, sous le feu des sentinelles : il n’y songe guère. « Il regardait les chiens maigres sous le mur, — qui faisaient leur carnaval sur les morts, — se gorgeant et grondant sur les carcasses et les membres. — Ils étaient trop affairés pour aboyer contre lui. — Ils avaient arraché la chair du crâne d’un Tartare, — comme on pèle une figue quand le fruit est frais, — et les crocs blancs grinçaient sur le crâne encore plus blanc, — quand il glissait à travers leurs mâchoires émoussées. — Eux, paresseusement, allaient mâchonnant les os des morts, — et pouvaient à peine se traîner hors de l’endroit où ils s’étaient emplis, — tant ils avaient bien rompu leur long jeûne — sur ceux qui étaient tombés pour leur repas de la nuit. — Alp reconnut, aux turbans qui avaient roulé sur le sable, — les premiers entre les plus braves de sa troupe ; — rouges et verts étaient les châles qui les ceignaient, — et chaque crâne avait une longue touffe de cheveux; — tout le reste était rasé et nu. — Leurs crânes étaient dans la gueule du chien sauvage, — et leur chevelure entortillée autour de sa mâchoire. — Tout auprès, sur le rivage, au bord du golfe, — un vautour s’était posé, battant des ailes, pour