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jamais refondre. Je suis comme le tigre : si je manque mon premier bond, je rentre en grondant dans ma jungle; si je le fais juste, il est écrasant. » Sans doute il bondit, mais il a sa chaîne : jamais, dans le plus libre élan de ses pensées, il ne se détache de soi. C’est de lui-même qu’il rêve, c’est lui-même qu’il voit partout. C’est un torrent qui bouillonne, mais que des rocs endiguent. Il n’y a point d’aussi grand poète qui ait eu l’imagination aussi étroite; il ne peut pas se métamorphoser en autrui. Ce sont ses chagrins, ses révoltes, ses voyages à peine transformés et arrangés, qu’il met dans ses vers. Il n’invente pas, il observe; il ne crée pas, il transcrit. Sa copie est poussée au noir, mais c’est une copie. « Je ne puis écrire sur quoi que ce soit, dit-il, sans quelque expérience personnelle et sans un fondement vrai. » Vous trouverez dans ses lettres et dans son livre de notes, presque trait pour trait, ses descriptions les plus frappantes. La prise d’Ismaïl, le naufrage de don Juan, suivent pas à pas deux récits en prose. S’il n’y a que des badauds capables de lui attribuer les crimes de ses héros, il n’y a que des aveugles capables de ne point voir en lui les sentimens de ses personnages; cela est si vrai qu’en somme il n’en a fait qu’un seul. Childe Harold, Lara, le giaour, le corsaire, Manfred, Sardanapale, Caïn, son Tasse, son Dante et le reste sont toujours un même homme, représenté sous divers costumes, dans plusieurs paysages, avec des expressions différentes, mais comme en font les peintres lorsque par des changemens de vêtemens, de décors et d’attitudes ils tirent du même modèle cinquante portraits. Il était trop replié sur soi pour s’éprendre d’autre chose : le raidissement habituel de la volonté empêche l’esprit d’être flexible; sa force, toujours concentrée pour l’effort et tendue vers la lutte, l’enfermait dans la contemplation de lui-même, et le réduisait à ne jamais faire que l’épopée de son propre cœur.

Dans quel style allait-il l’écrire? Avec ces sentimens concentrés et tragiques, il avait l’esprit classique. Par le plus singulier mélange, les livres qu’il préférait étaient à la fois les plus violens et les plus réguliers, la Bible d’abord : « j’en suis grand lecteur et admirateur, je l’avais lue et relue avant d’avoir huit ans; j’entends l’Ancien-Testament, car le nouveau, pour moi, était une tâche, mais l’ancien un plaisir. » Remarquez ce mot, il ne goûte point le mysticisme tendre et abandonné de l’Évangile, mais la raideur atroce et les cris lyriques des vieux Hébreux. A côté de la Bible, ce qu’il aime, c’est Pope, le plus correct, le plus compassé des hommes : «je l’ai toujours regardé comme le plus grand nom de notre poésie. Comptez là-dessus, les autres sont des barbares... Vous pouvez appeler Shakspeare et Milton des pyramides, je préfère le temple de Thésée ou le Parthénon à des montagnes de briques brûlées. » Et aussitôt il écrit deux lettres avec une verve et un esprit incomparables pour défendre