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terminée heureusement, ce qui n’arrivait pas toujours, le vieux sopraniste prit l’enfant sous sa direction, l’instruisit, et lui fit faire de rapides progrès. Pacchiarotti aborda le théâtre de très bonne heure en jouant d’abord des rôles de femme. Il parcourut ainsi beaucoup de villes d’Italie, et se fit bientôt remarquer moins par la beauté de sa voix que par le goût et le sentiment qu’il mettait à interpréter la musique sérieuse. Il chantait à Palerme en 1772 et en 1773 ; sa réputation était assez grande pour qu’on l’engageât au théâtre de Saint-Charles à Naples, où Jomelli lui confia le rôle d’Oreste dans un opera seria de sa composition, Ifigenia, qui n’eut aucun succès. Un écrivain du temps, Saverio Mattei, qui a été l’ami de Jomelli dont il a écrit la vie, assure que Pacchiarotti était alors un comédien des plus novices, et que sa belle voix, d’un timbre si touchant, manquait d’assurance. « Si Pacchiarotti chantait aujourd’hui ce même rôle d’Oreste, dit le critique[1], l’Ifigenia aurait autant de succès que l’Armida du même maître. » C’est à la première représentation de l’Ifigenia que Caffarelli, indigné de la mauvaise exécution de l’œuvre de Jomelli, s’écria avec emphase : « Il n’y a plus de chanteurs capables d’interpréter cette musique. » Pacchiarotti avait alors vingt-huit ans. Après avoir visité Bologne, Parme, Forli, Pacchiarotti fut engagé en 1777 à Venise, où il rencontra pour la première fois la Gabrielli, la cantatrice de bravoure la plus étonnante et la plus impérieuse qui ait existé. Pacchiarotti, débutant dans le même opéra avec cette femme célèbre, fut d’abord tout interdit en lui entendant chanter un air avec un luxe de vocalisations effrayantes. Il perdit courage et s’écria : Povero, povero mi ! questo è un portento (c’est un prodige) ! et il se sauva dans la coulisse. Il fallut beaucoup d’efforts pour rassurer le pauvre Pacchiarotti, et c’est la Gabrielli elle-même qui le ramena sur la scène tout tremblant. Il se remit peu à peu, et chanta son rôle d’une manière si touchante que la prima donna en fut non moins émue que le public. L’année suivante, Pacchiarotti se rendit à Milan pour l’ouverture du nouveau théâtre de la Scala, et à la fin de l’année 1778 il partit pour l’Angleterre. Pacchiarotti débuta à Londres dans un opéra intitulé Demofoonte, qui était une sorte de pasticcio composé de morceaux de différens maîtres. Son succès fut grand, ainsi que le constate le témoignage d’un amateur distingué du pays, lord Edgecumbe.

On raconte que l’arrivée de Pacchiarotti en Angleterre donna lieu à une scène plaisante au sein du parlement. Pendant un débat politique très animé, un ministre demanda tout à coup qu’on renvoyât au lendemain le vote définitif. Sur cette proposition, le speaker leva la séance, non sans rire malignement sous sa large perruque. Ce mouvement avait été préparé par les dilettanti du parlement, qui voulaient assister aux débuts de Pacchiarotti.

Pacchiarotti est resté attaché au théâtre de Londres jusqu’en 1785. Il a emporté de ce pays une grande réputation et beaucoup d’argent. Il paraît que, pendant les six années de son séjour à Londres, Pacchiarotti a pu s’absenter quelquefois, car il est certain qu’il chantait en 1781 à Venise, où l’entendit un écrivain allemand, Heinse, qui en parle avec les plus grands éloges dans ses Lettres à Jacobi. Pacchiarotti revint encore à Venise à la fin de 1785, et ne quitta guère cette ville qu’en 1790, époque où il revint à

  1. Mattei écrivait ces paroles en 1784, année où parut son ouvrage.