Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/1026

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

point de vue ait échappé aux hommes d’état de ce temps, c’est ce qui paraît incroyable. Alléguera-t-on les entraînemens de l’opinion publique ? On serait inexcusable d’avoir servilement suivi une opinion égarée. Et d’ailleurs à quoi servent la parole, l’expérience et le talent, si, dans une nation gouvernée par des chambres, ils n’y redressent pas les erreurs de l’esprit public et ne travaillent pas sans relâche à assainir l’opinion ? Le prédécesseur de M. Guizot à Londres, le général Sébastiani, n’était point un de ces hommes qui peuvent rectifier l’opinion par leur éloquence ; mais il avait le sentiment profond de la faute que l’on commettait en se séparant de l’Angleterre, en l’abandonnant aux tentations de l’empereur Nicolas. J’ai eu sous les yeux, après 1848 (c’était une épave du sac des Tuileries), une curieuse correspondance du général adressée à Mme Adélaïde et qui était sans doute destinée au roi lui-même : cette correspondance comprenait les derniers mois de l’ambassade du général Sébastiani ; c’étaient des billets nombreux, courts, écrits de ce ton sentencieux qui distinguait le général. Il en est resté pour moi l’impression non-seulement que le général avait vu juste dans la question d’Orient, mais qu’il avait été honnêtement informé par lord Palmerston des efforts que faisait la Russie pour détacher de nous l’Angleterre. En transmettant ces informations, il exhortait la politique française à ne point procurer par sa faute une pareille victoire à la politique de Pétersbourg. M. Guizot eut sans doute le mérite de revenir un des premiers, mais quand le mal était fait, de ces folles préventions égyptiennes. Les périls de la politique intérieure détournaient son attention des échecs de la politique étrangère. O sagesse des hommes d’état ! nous serions bien heureux, et M. Guizot avec nous, si l’on nous rendait ces terribles périls intérieurs de 1840. Savez-vous quel était un de ces périls ? C’était la candidature de M. Odilon Barrot à la présidence de la chambre des députés, candidature patronnée par le cabinet du 1er mars ! Temps fortunés où M. Barrot pouvait paraître aux fortes têtes un homme dangereux, mais fortes têtes bien malheureusement offusquées et bien peu clairvoyantes que celles qui pouvaient voir un épouvantail dans un si honnête homme !

C’est ainsi qu’en France les luttes politiques d’hier prennent rapidement un air de vétusté qui les rend presque ridicules et nous en éloigne. C’est peut-être une des causes qui nous ont empêchés de maintenir en un puissant faisceau les idées libérales et les efforts libéraux, et qui ont produit chez nos hommes publics tant d’inconséquences et de déchiremens. Chaque jour cependant nous avons à regretter la rupture du faisceau des idées libérales, car chaque jour nous pouvons nous assurer de l’influence morale et salutaire qu’un grand parti libéral français, fidèle à lui-même, pourrait exercer sur les affaires du monde. Nous avons éprouvé ce regret quand s’est engagée la question italienne. Nous le ressentons aujourd’hui en assistant aux incidens de la crise américaine. Nous nous persuadons, et nous ne