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il enlève au hasard une femme et ses deux jeunes filles et les emmène au mechera.

Vers dix heures du matin, quelques hommes de Toura (c’était le nom du village où cette visite avait eu lieu) vinrent redemander les captives. Elles étaient accroupies par terre au milieu du campement, les menottes aux poignets et la tête nue, sous les rayons perpendiculaires d’un soleil de plomb. Les parlementaires furent repoussés brutalement. Celui qui portait la parole, probablement le père des jeunes filles, repassa devant ma case en allant rejoindre ses compagnons, qui, appuyés sur leurs lances, luttaient entre l’émotion et l’impassibilité obligée du guerrier noir. Le pauvre homme, lui, pleurait franchement, et ses larmes traçaient de larges sillons noirs à travers la couche de cendre qui est la peinture de guerre du Soudanien. C’était une scène à la fois émouvante et homérique. Elle se renouvela le soir, lorsqu’il s’agit d’embarquer les captives à bord du négrier. Il y eut un palabre tumultueux ; mes hommes ajoutèrent au tapage en y prenant part. Mon cuisinier Hussein et mon vekil Hadj-Abdallah, saint en sa qualité de hadji et brigand en sa qualité de Chaghié, poussaient Ali à garderies prisonnières, même dans le cas où les fugitives lui eussent été rendues. J’arrivai sur ce beau propos. Je n’étais pas en veine de patience, et, allant droit à Ali-Dyab, je lui commandai, au nom de l’empereur (bismou sultân Fransaoua) d’amener le pavillon français arboré sur sa cange, s’il persistait à vouloir embarquer ses prises. Le Nubien, rogue jusque-là, me suivit presque en rampant jusqu’à ma hutte, en me jurant qu’il ne songeait pas du tout à garder ces femmes, mais que les nègres étaient bien perfides, et le reste. Je ne sais comment cela aurait fini, si les fugitives n’avaient été ramenées cinq minutes après, et les négriers se hâtèrent de rendre les otages. Je ne pouvais songer à délivrer les premières de vive force, j’aurais eu contre moi mes propres hommes, et je dus me résigner tristement à voir pour la seconde fois le drapeau français couvrir des atrocités impunies.

Des faits bien autrement graves se passaient au même moment à deux cents lieues de là, au pays des Chelouks. J’ai déjà parlé de ce peuple énergique et fier qui punissait de mort la vente des hommes libres. Il n’y avait guère à gagner, pour les négriers, dans les relations avec cette race, sauf sur quelques points où les barques s’approvisionnaient de maïs ou de moutons. La capitale des Chelouks était Fachoda, mais leur village le plus important était Kaka, où les Arabes Kinana avaient obtenu l’autorisation de résider pour leur commerce, et où ils s’étaient accrus au point de former les quatre cinquièmes de la population. Cet accroissement avait fini par inquiéter le roi des Chelouks, et dès septembre 1860 les Kinana avaient été expulsés de Kaka. Il y avait parmi eux un ex-faki ou moine