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et comme enivré ce caractère naturellement noble et sensible ; l’acte insensé qu’elle accomplit fut le crime de son temps plus que le sien ; elle marcha à l’assassinat comme elle eût marché au martyre, et répandit le sang de Marat moins volontiers qu’elle n’eut versé le sien pour la cause de l’humanité[1]. »

Charlotte Corday se trompa doublement. Républicaine et fédéraliste, elle hâta la perte des fédéralistes et ne sauva pas la république de ses fureurs sanguinaires, car à Marat allait succéder Robespierre, et ce n’était pas un acte isolé d’abnégation et de courage qui pouvait sauver une nation courbée sous la terreur. Son nom passera aux âges futurs avec la mémoire d’un acte que l’indignité de la victime ne peut réhabiliter. Jamais aucune cause, si juste et si innocente de toute complicité qu’elle puisse être, ne verra le poignard armer ses défenseurs sans un profond dommage pour ces principes inflexibles de morale publique que les honnêtes gens de tous les partis ont pour premier devoir et pour intérêt suprême de respecter et de défendre.


« On a beaucoup parlé, beaucoup écrit sur Charlotte Corday. Personne jusqu’ici ne l’a bien connue ni jugée. Presque tous ont substitué la fable à l’histoire et entrepris, en peignant un portrait de fantaisie, selon qu’ils étaient diversement inspirés, de condamner ou d’absoudre l’acte d’intrépidité et de dévouement qui doit éterniser son nom. Son action, blâmable sans doute, fut inspirée par un unique sentiment, trop rare de nos jours, l’amour de la patrie.

« Charlotte Corday s’est dévouée pour son pays. Elle l’a cru du moins, et cette erreur peut, jusqu’à un certain point, ennoblir un crime dont le principe fut si désintéressé et si pur. Charlotte Corday, dans la fleur de l’âge et de la beauté, sacrifia sa vie pour sauver celle de milliers de Français et éteindre le flambeau des discordes civiles. Il fallait un but aussi élevé, un motif aussi puissant, pour déterminer cette fille célèbre à agir d’une manière si opposée à la délicatesse de son sexe, à la douceur de ses mœurs, à la sensibilité de son cœur ; mais nos chroniqueurs, si habiles à décrire les scènes des siècles passés, sont souvent moins heureux quand il s’agit de notre temps. Privés de documens authentiques, ils font penser et agir leurs héros comme ils sentiraient et agiraient eux-mêmes ; c’est

  1. Histoire de la Convention nationale, par M. de Barante, t. III, p. 203.