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mystérieusement emmitouflé avec l’accoutrement dont il venait de se débarrasser. Il rêva quelques instans, et regardant sa montre :

— J’ai encore une heure de liberté, dit-il, et vous ?

— Et moi aussi.

— Voulez-vous que nous prenions par ici, à droite, un sentier qui nous reconduit au pied du fort ? La promenade est jolie, et je pourrai causer avec vous.

Nous traversâmes un champ et gravîmes le revers de la colline qui regarde l’ouest par un sentier en escalier dans des schistes lilas, à travers les arbres et les buissons. Il n’était pas facile de causer sur une pente si raide ; mais quand nous eûmes gagné un joli coin herbu, en vue de la mer, sous les cytises, nous nous arrêtâmes, et La Florade me parla ainsi :

« J’aime autant vous dire tout. Vous êtes un homme sérieux, vous serez discret, et puis vous me donnerez un bon conseil. J’en ai besoin. Je ne suis pas l’amant de la personne que vous avez vue, et je ne le serai pas, je vous en donne ma parole d’honneur. Si je l’avais rencontrée dans son pays, je ne me serais pas fait grand scrupule d’être le premier ami d’une fille de seize ans. À cet âge-là, les femmes de l’Orient d’une certaine classe savent fort bien ce qu’elles font et comptent pour l’avenir sur une succession plus ou moins florissante d’amis de passage. L’opinion n’est pas sévère pour elles, car elles trouvent fort bien à se marier dans leur race, surtout quand elles ont mis de côté quelque argent.

« J’aurais donc pu aimer Nama sans avoir de grave reproche à me faire ; mais je n’aurais pas fait la sottise de l’enlever à son milieu pour la transplanter dans le mien, comme M. Roque a enlevé la mère de Nama à un riche musulman en voyage pour la transplanter dans sa triste bastide ; on ne peut pas s’attacher à ces femmes déclassées et dépaysées qui sont vieilles à vingt ans, et qui, n’ayant rien de commun avec nous dans l’esprit et dans les habitudes, ne sont ni des compagnes, ni des servantes. Une des causes de la mélancolie noire à laquelle a succombé votre vieux parent, — je sais qu’on vous a tout dit, — est certainement cette association impossible qu’il a eu la charité de ne pas rompre, mais qui lui a pour ainsi dire ôté peu à peu la moitié de son cœur et de son cerveau.

« Or je ne veux pas faire comme lui. Je ne veux pas vivre conjugalement avec Nama ; mais je ne veux pas non plus être son amant, car Nama est Mlle Roque, Française et passible des mœurs et usages de la société française. Elle a beau n’y rien comprendre, avoir été élevée dans une cave et ne pas savoir les conséquences d’une faute, je les connais, moi, et je serais un misérable si je la