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IV

Ainsi donc ni Maïmonide ni la kabbale ne contiennent et n’expliquent le panthéisme de Spinoza. Il y a des analogies, des ressouvenirs, des points de contact ; mais les différences dominent, et le système de l’Éthique, comparé à celui-là même des anciens systèmes auxquels il ressemble le plus, je veux dire à l’averroïsme, reste empreint d’un caractère parfaitement original ; Serait-ce alors-que Spinoza n’a eu d’autre maître que son génie ? Point du tout. Spinoza a eu du génie sans doute ; mais il a eu un maître, et c’est Descartes.

Qu’il y ait dans la philosophie de Descartes certaines semences que Spinoza a cultivées et d’où il a tiré le panthéisme, c’est ce qui paraissait définitivement établi depuis plus de vingt ans. Si un commerce prolongé avec Spinoza m’autorise à prendre ici la parole en mon propre nom, je dirai que je ne suis pas de ceux qui ont exagéré les rapports de Spinoza avec Descartes. J’ai même écrit un chapitre pour modifier le fameux arrêt porté par Leibnitz : que le spinozisme n’est qu’un cartésianisme immodéré. Ce jugement me semblait trop sévère pour Descartes ou, ce qui est la même chose, trop indulgent pour Spinoza. Je proposais d’y faire un amendement ; je demandais que l’on dît : Le spinozisme est Un cartésianisme corrompu. En cela, je ne cédais point au plaisir de contredire Leibnitz ni à la puérile satisfaction die changer un mot dans une de ses sentences les plus mémorables. Je trouvais que ma formule rendait mieux que la sienne cette nuance fine et délicate où le plus souvent, dans ces questions épineuses, se trouve la vérité. Je voulais dire qu’il y a deux parts à faire dans Descartes, celle du bien et celle du mal. le cartésianisme, dans ses parties saines, loin de conduire au spinozisme, en est le plus sûr préservatif ; mais il y a aussi dans Descartes des parties faibles, des parties malades. Là est le germe du panthéisme et du fatalisme, germe fatal, seul recueilli et développé par Spinoza. Or c’est là ce que j’appelle corrompre un système au lieu de le développer. À mon avis, l’homme qui véritablement développe Descartes, ce n’est pas Spinoza, c’est Leibnitz. Pourquoi cela ? Parce que Leibnitz redresse, réforme, transforme Descartes, et pousse le cartésianisme en avant dans les voies de la vérité. Spinoza corrompt Descartes, parce qu’au lieu de le corriger en ses erreurs, il y abonde de toute la force d’un esprit d’une trempe supérieure, et précipite ainsi le spiritualisme aux abîmes.

Voilà, ce me semble, la limite extrême qu’on ne doit pas franchir ; voilà le seul correctif qu’on puisse apporter à l’arrêt de Leibnitz,